Art de régner

La seconde réplique prononcée par la Princesse dans la « scène du favori », au second tome des Nouvelles Nouvelles (p. 135-137), offre, en l’espace de vingt-quatre vers, un propos substantiel sur l’attitude que doit adopter un souverain envers ses sujets, et tout particulièrement ceux qu’il considère comme ses « favoris ». En prodiguant trop facilement sa faveur, « Il partage un pouvoir qu'il ne sait pas connaître » [suite de la citation] Et, maître d'un État, il s'imagine un maître
Quand dedans son sujet se formant un appui,
Il croit que son bonheur est l'ouvrage d'autrui.
Ce n'est pas qu'en effet l'apparence ne trompe,
Que ces soins assemblés n'éclatent avec pompe,
Que leur foule orgueilleuse, étonnant son esprit,
N'acquière près d'un roi quelque juste crédit,
Puisque de leur bonheur empruntant de la force,
Leurs brillants redoublés ont une telle amorce,
Que leur amas trompeur se présentant confus
Au prince qui les voit en montre beaucoup plus.
C'est alors que, surpris de fortes apparences,
Prodiguant sans égard d'injustes récompenses,
D'un ordinaire abus suivant l'aveugle loi,
Il récompense en homme et ne doit pas en roi.
Ainsi, c'est au sujet, quand il se sait connaître,
De ne pas abuser des bontés de son maître,
Et, descendant en lui, ne se pas prévaloir
D'un bonheur dont l'effet peut blesser son devoir.
Oui, c'est souiller son nom d'une tache bien noire,
Que chercher des présents qui sont contre sa gloire
Et qui, par trop d'erreur, moins donnés que surpris,
Portent toujours en eux le droit d'être repris.

Cet exposé des principes de la bonne gouvernance royale s’apparente, par son mode d’énonciation gnomique, aux « sentences et instructions morales », « discours généraux » destinés à « s’énoncer sur les maximes de la morale et de la politique », auxquels Corneille consacre un passage de son « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique » (1660).

Le recours à ce type d’énoncés, fréquent dans la tragédie des années 1640 (voir, par exemple, ce passage de la première scène de Pompée[citation] La justice n’est pas une vertu d’État.
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes ;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
La timide équité détruit l’art de régner),
connaît un nouvel essor au début des années 1660.

On voit réapparaître, dans plusieurs tragédies créées entre 1662 et 1665, les « discours généraux » énonçant des préceptes sur les exigences de la fonction royale, par exemple dans [citations]Maximian (1662) de Thomas Corneille :
Non, non, seigneur
Jamais un souverain n’agit au gré de ses sujets.
Du vrai discernement leurs âmes incapables
Ne veulent voir en lui que des vertus coupables,
Et ces soins d’un pouvoir qu’il cherche à maintenir
Sont des crimes secrets qu’ils ont droit de punir.
(III, 4)

Nitétis de Mlle Desjardins (créée en avril 1663) :
L’honneur de la couronne est la cause commune,
Toutes ont intérêt au mépris qu’on fait d’une,
Et dès lors qu’un sujet s’attaque à notre rang,
C’est à tous nos pareils que nous devons son sang.
(IV, 2)

Plus un rang élevé nous rapproche des cieux,
Et plus il nous oblige à ressembler aux dieux,
Et le Ciel nous demande une vertu si pure
Que l’ombre d’un forfait est pour nous une injure.
(V, 1)

Othon (créé en juillet 1664) de Pierre Corneille :
Quand le monarque agit par sa propre conduite,
Mes pareils sans péril se rangent à sa suite :
Le mérite et le sang nous y font discerner ;
Mais quand le potentat se laisse gouverner,
Et que de son pouvoir les grands dépositaires
N'ont pour raison d'état que leurs propres affaires,
Ces lâches ennemis de tous les gens de coeur
Cherchent à nous pousser avec toute rigueur,
A moins que notre adroite et prompte servitude
Nous dérobe aux fureurs de leur inquiétude.
(I, 1)

Sous un tel souverain nous sommes peu de chose ;
Son soin jamais sur nous tout à fait ne repose :
Sa main seule départ ses libéralités ;
Son choix seul distribue états et dignités.
Du timon qu'il embrasse il se fait le seul guide,
Consulte et résout seul, écoute et seul décide,
Et quoique nos emplois puissent faire du bruit,
Sitôt qu'il nous veut perdre, un coup d'œil nous détruit.
(II, 4)

Le renouveau de cette ancienne pratique trouve son explication majeure dans la prise du pouvoir par Louis XIV au printemps 1661. Le roi fait savoir qu’il ambitionne de gouverner d’une nouvelle manière, un âge nouveau et prometteur semble s’ouvrir, les réflexions sur la manière d’exercer le pouvoir politique connaissent dès lors une faveur nouvelle. Tout le monde veut contribuer à la réflexion royale. Des ouvrages aspirent explicitement à accompagner le processus de mutation : condensés du savoir antique en la matière (Puget de la Serre, Les Maximes politiques de Tacite, 1663), recueils de réflexions royales sur l’art politique (Georges de Scudéry, Les Discours politiques des rois, 1663), mais aussi traités généraux envisageant l’exercice du pouvoir sous l’angle concret (Le Moyne, L’Art de régner, 1665 ; Maximes véritables et importantes pour l'institution du roi, 1663).

L’ « art de régner » est ainsi à la mode. Par delà les nécessités dramaturgiques qui imposent parfois la figure du conseiller et les discours de savoir politique qui y sont liés, il retrouve une place de choix dans le texte des tragédies et, partant, dans l’imitation qu’en procure la « scène du favori ».

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