« Le Jaloux par force »

« Le Jaloux par force » est la seule nouvelle proposée au tome III des Nouvelles Nouvelles. Le sujet choisi s’inscrit dans le prolongement des comédies moliéresques sur la jalousie : Le Cocu imaginaire, L’École des maris et surtout, l’École des femmes créée quelques mois plus tôt, avaient connu un succès prodigieux que Donneau s’efforce de reproduire. La dernière de ces trois pièces, en particulier, narrait l’histoire d’un jaloux dont la passion exerçait d’insupportables contraintes sur son entourage : le “Jaloux par force” propose le récit inverse, selon un principe courant dans la production littéraire du second XVIIe siècle, en montrant un individu qui se voit contraint malgré lui d’éprouver un sentiment jaloux et d’en subir les conséquences. Dans le tome II des Nouvelles Nouvelles, Donneau de Visé avait du reste souligné l’actualité du sujet en faisant dire aux nouvellistes : « Je m’étonne qu’il y ait des jaloux par force, vu que l’on cherche tous les jours tant de moyens pour empêcher les hommes de l’être » (p. 300).

Même si ses dimensions (126 pages) sont semblables à celles de ses homologues du tome I (« Les Succès de l’indiscrétion » et « La Prudence funeste »), et même si, comme elles, elle comporte aussi des pièces insérées (« La Jalousie des femmes » et « L’Apologie de la jalousie »), la nouvelle s’en différencie nettement par son univers fictionnel et son mode de composition.

Un univers fictionnel “réaliste”

L’histoire que raconte la nouvelle met en scène deux jeunes époux évoluant dans un environnement urbain, qui mènent une vie correspondant à celle des gens du monde, mais qui connaissent néanmoins des aventures hors du commun. De ce point de vue, le « Jaloux par force » peut être envisagé comme une variante française de la novela cortesana espagnole, ce qui le situe au croisement de plusieurs tendances de la fiction dans les années 1660 :

Une oeuvre composite

L’examen du “Jaloux par force” révèle la présence de trois composantes distinctes :

1. Le « mariage perturbé » : le jour même de son mariage le héros est convoqué en duel par son rival ; il s’y rend en cachette et ne peut pas par conséquent assister au banquet qui suit la cérémonie ; vainqueur du duel, il ne parvient pas néanmoins à retourner à la fête, car il est blessé par des brigands ; il finit par obtenir du secours, contacte sa future épouse et parvient avec la complicité de son beau-père à trouver un artifice qui justifie son absence aux yeux des invités.
2. La jalousie de Clidamire : Timandre, adepte d’un comportement volage, se heurte aux obstacles qu’y oppose son épouse Clidamire ; il fait part de ses doléances à un parent en lui donnant à lire une pièce décrivant la jalousie féminine
3. Le jaloux par force : pour mettre un terme aux errements de son époux, la jalouse Clidamire décide de le rendre jaloux à son tour en feignant de se comporter elle-même de manière volage ; mais un de ses soupirants s’autorise trop de privautés, ce qui fait réagir le mari ; un concours de circonstances malheureux fait croire à la vraie culpabilité de l’épouse ; elle est punie.

Deux de ces composantes visent de toute évidence à exploiter le sujet de la jalousie, que les comédies moliéresques ont amené au premier plan des fictions à la mode (voir, par exemple, Le Jaloux endormi de Boursault, joué en 1662), et à tenter de reproduire ainsi le succès de L’Ecole des maris et de L’Ecole des femmes.

Pour donner matière à sa nouvelle sur la jalousie, Donneau procède, comme il le fait souvent, sur le mode de l’inversion ou du paradoxe :

L’ensemble est organisé autour de l’histoire du “jaloux par force” (composante 3) : une histoire paradoxale dont l’héroïne est une femme qui s’évertue à rendre son mari jaloux en tentant de lui faire croire qu’elle est infidèle (et non en l’étant réellement, ce qui est inacceptable pour une femme du point de vue de la bienséance). Donneau choisit de clore son récit non par l’amendement du mari, mais par la déconfiture de la femme, prise au piège des apparences. Ce dénouement n’est pas seulement une inversion du traitement de la jalousie dans les comédies de Molière. Il s’accorde également avec les idées à la mode et les événements du moment (Fouquetleaks, Don Garcie de Navarre, LaPrincesse de Montpensier : la femme victime, pour qui les choses tournent mal, alors qu’elle est, au moins en partie, innocente). Et surtout il correspond en plusieurs points à l’histoire de Messaline que Donneau avait pu lire dans l’essai “Sur des vers de Virgile” (III, 5) de Montaigne, laquelle a manifestement fourni la trame de l’histoire (voir également notes p. 41 et 41bis) :

Quelle meilleure interpretation trouverions nous au faict de Messalina? Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes, comme il se faict; mais, conduisant ses parties trop aiséement, par la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet usage. La voylà à faire l'amour à la descouverte, advouer des serviteurs, les entretenir et les favoriser à la veue d'un chacun. Elle vouloit qu'il s'en ressentit. Cet animal ne se pouvant esveiller pour tout cela, et luy rendant ses plaisirs mols et fades par cette trop lache facilité par laquelle il sembloit qu'il les authorisat et legitimat, que fit elle? Femme d'un Empereur sain et vivant, et à Romme, au theatre du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et avec Silius, duquel elle jouyssoit long temps devant, elle se marie un jour que son mary estoit hors de la ville. Semble il pas qu'elle s'acheminast à devenir chaste par la nonchallance de son mary, ou qu'elle cerchast un autre mary qui luy esguisast l'appetit par sa jalousie, et qui, en luy insistant, l'incitast? Mais la premiere difficulté qu'elle rencontra fut aussi la derniere. Cette beste s'esveilla en sursaut. On a souvent pire marché de ces sourdaus endormis. J'ay veu par experience que cette extreme souffrance, quand elle vient à se desnouer, produit des vengeances plus aspres: car, prenant feu tout à coup, la cholere et la fureur s'emmoncelant en un, esclate tous ses efforts à la premiere charge.

irarumque omnes effundit habenas.

Il la fit mourir et grand nombre de ceux de son intelligence, jusques à tel qui n'en pouvoit mais et qu'elle avoit convié à son lict à coups d'escorgée.

Donneau modifie quelque peu la donnée montaignienne en redéfinissant les circonstances du dénouement : comme dans Le Cocu imaginaire et dans Don Garcie de Navarre, c’est un enchaînement d’événements malheureux, donnant lieu à une mauvaise interprétation des apparences, qui amène l’héroïne à être suspectée d’un écart grave de conduite.

L’intrigue ainsi définie permet d’insérer des pièces qui remplissent les mêmes fonctions que le genre du portrait, prisé des contemporains : une description des comportements de la femme jalouse ; une Apologie de la jalousie, qui donne l’occasion de passer en revue les situations les plus caractérisées auxquelles donne lieu ce sentiment.

Enfin, pour offrir un meilleur contexte de développement aux péripéties de son intrigue, Donneau choisit pour héros un couple marié, parce que la jalousie s’y exerce de manière plus légitime et plus insistante (une femme ou un homme victime de ce sentiment dans une relation pré-conjugale peut toujours régler le problème en y mettant un terme). Ce faisant, il va à l’encontre des usages dominants en matière de fiction - innovation qu’il promeut par l’intermédiaire d’Ariste : « cette nouvelle n’était pas comme toutes les autres, [...] elle commençait par où les autres finissaient et [...] elle décrivait les aventures qui étaient arrivées au héros et à l’héroïne depuis leur mariage, au lieu de faire voir celles qui leur étaient arrivées devant que de se marier » (p. 130). Pour faire accepter qu’on raconte l’après-mariage, Donneau commence dès lors par raconter le mariage lui-même. Et raconter le mariage de manière attrayante consiste à raconter une péripétie survenue à l’occasion du mariage, en l’occurrence la convocation du marié en duel le jour même de la cérémonie.

Rééditions et traductions

La nouvelle du “Jaloux par force” sera reprise sous forme d’éditions séparées.

Dans ces rééditions, le texte, souvent attribué par les catalogues de bibliothèques à Mlle Desjardins, se présente généralement accompagné d’un petit récit intitulé La Chambre de justice de l’amour.

Elle fera également l’objet de traductions en allemand et en anglais

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