Echos de l’actualité dans « La Prudence funeste »

L’épisode central de « La Prudence funeste », seconde des nouvelles du tome I des Nouvelles Nouvelles, est construit autour d’une conjuration et d’un procès. Donneau de Visé mise certes sur l’intérêt des récits de conjuration, dont la littérature mondaine s’est fait l’écho jusque dans LaPrécieuse de l’abbé de Pure, qui évoque ce type de textes (1656, t. 1, p. 370 ; voir en général Bruno Tribout, Les Récits de conjuration sous Louis XIV, Paris, Hermann, 2013).

La conjuration narrée dans la nouvelle exploite toutefois une actualité brûlante, celle du procès de Nicolas Fouquet, arrêté en septembre 1661. Au moment de la publication des Nouvelles Nouvelles, la procédure est embourbée dans différents vices de formes et l’ancien surintendant bénéficie d'un soutien public grâce à la publication de ses Défenses par l’intermédiaire de ses amis.

Plusieurs éléments de la nouvelle, et particulièrement les emprisonnements et procès de Démocrate, présentent suffisamment de ressemblances avec la chute et le procès de Fouquet pour inviter les lecteurs de la nouvelle à identifier des correspondances entre les deux séries d’événements. [exemples] – La faiblesse du roi (“encore mal affermi dans ses états”, p. 129) correspond à la situation de Louis XIV en 1663.
– En 1660, avant son arrestation, Fouquet avait été qualifié de « modèle du vrai prudent » par la Muse historique de Loret.
– Démocrate est accusé à tort de fomenter un complot contre le roi. L’arrestation de Fouquet se fondait également sur la suspicion que son importante clientèle et ses différentes forteresses lui permettaient de se rebeller contre le roi.
– Les conditions d’emprisonnement de Démocrate (“On l’y laissa deux jours sans lui rien dire et le troisième on l’interrogea”) rappellent celles de Fouquet qui fut privé de contact avec l’extérieur dans ses premiers jours de détention (voir J.-C. Petitfils, Fouquet, Paris, Perrin, 1998). – Démocrate aborde le procès avec calme « sans en paraître alarmé et même sans changer de visage », une qualité attribuée à Fouquet par les écrits en sa faveur.
– La qualificatif d’« innocente victime du malheur » (p. 159) fait écho au titre d’un célèbre manuscrit contemporain intitulé L’Innocence persécutée (éd. de M.-F. Baverel-Croissant) défendant Fouquet et dépeignant la supposée malveillance de Colbert.
– Bien que l’action généreuse d’Anaxandre (p. 166sq) soit sans pareille, elle présente des analogies avec les différents appuis que reçut Fouquet lors de son emprisonnement, en particulier celui de Paul Pellisson qui fut enfermé à son tour pour avoir soutenu trop vivement son mécène.v – Ce soutien fut connu de Fouquet grâce à ses différents amis, lesquels lui apportèrent également les moyens et informations pour se défendre par le biais des nombreux factums et recueils produits à cette occasion. Il en va de même pour Démocrate : « comme […] tout le pouvoir des rois ne peut empêcher qu’un prisonnier ne sache tout ce qui se fait ou pour ou contre lui, les amis de Démocrate lui firent bientôt savoir tout ce qu’Anaxandre avait écrit en sa faveur » (p. 169-170).
– Comme dans le cas de Fouquet, le procès devient une affaire publique : « L’on commençait à s’entretenir de la prison de Démocrate, et parmi les grands du royaume et parmi le peuple » et le roi « Le roi même et le prince Théomède commençaient à se trouver beaucoup embarrassés » à l’instar de Louis XIV. (voir également l’annotation du texte de la nouvelle)

Entre précautions politiques et échos de l’actualité, Donneau réalise un remarquable exercice d’équilibriste. Il évite soigneusement à « La Prudence funeste » de coller trop étroitement à l’affaire Fouquet : la grande majorité des points communs sont concentrés dans un seul épisode, alors que le reste de la nouvelle n’a aucun rapport avec les déboires de l’ancien Surintendant des finances. Les éléments ressemblent toutefois trop au grand procès du moment pour que le lecteur ne mette pas en relation, selon les principes de l’ « application », les péripéties de cet épisode avec l’un des grands scandales de l’heure.

La trame de la « La Prudence funeste » s’inspire également d’un autre élément d’actualité : la place essentielle qu’occupe la circulation de l’information dans le second XVIIe siècle. Cet enjeu de société se manifeste par le nombre élevé d’occurrences des motifs du secret et de la curiosité, ainsi que par la figure du nouvelliste que développent les tomes II et III des Nouvelles Nouvelles. Les ressorts narratifs de la nouvelle s’appuient sur des complots et des secrets d’État, que les protagonistes savent ou ne savent pas, se disent ou ne se disent pas. Les différents modes de circulation de l’information sont évoqués à de multiples reprises, et les protagonistes attendent des « nouvelles » des derniers événements (p. 128).

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