Raillerie

La raillerie, dans le sens qu’on lui donne au XVIIe siècle, recouvre une notion qu’on pourrait traduire en termes actuels par « humour » ou « plaisanterie ». La maîtrise de cette composante essentielle de la sociabilité mondaine requiert plusieurs qualités telles que l’eutrapélie (la disposition à faire de l’humour sans bassesse), l’enjouement, la complaisance ou la vivacité d’esprit. Toutes ces facultés, qui renvoient sans cesse les unes aux autres, se caractérisent davantage par leur proximité conceptuelle que par des définitions précises.

Théorisation dans Artamène ou le Grand Cyrus

La raillerie fait l’objet d’une conversation importante de la neuvième partie (1653) d’Artamène ou le Grand Cyrus des Scudéry (texte repris et augmenté en 1680, au tome II du recueil Conversations sur divers sujets), dont l’enjeu principal est de fixer les codes et les restrictions de l’humour. Euridamie et Cérinthe, les protagonistes féminines de l’échange, incarnent des positions contrastées. Alors qu’Euridamie soutient qu’il « n’est guère de raillerie innocente », Cérinthe estime au contraire que la raillerie est l’élément essentiel des conversations divertissantes. Ce point de vue se fait l’écho d’une opinion commune répandue : dans les années 1650-1660, nombreux sont les auteurs qui assimilent la raillerie au « sel » de la conversation, à l’ingrédient qui l’agrémente et qui témoigne de l’esprit de son auteur. A l’inverse, si Euridamie se méfie de la raillerie, c’est parce que son usage est difficile à maîtriser. Lorsque la raillerie outrepasse les limites de la bienséance, et heurte de ce fait son interlocuteur, elle contrevient à l’idéal de complaisance cher aux mondains.

Raillerie, pointe et bon mot

La raillerie entretient également des liens étroits avec les notions de pointe, de pensée et de bon mot, qui en sont les principaux lieux de concrétisation. Ces diverses variantes du trait d’esprit sont en effet systématiquement soumises aux critères de nouveauté et de surprise qui régissent l’évaluation de la littérature dans les cercles mondains. Le « je ne sais quoi » d’une raillerie ou une pointe ingénieuse provoque ainsi surprise et admiration au sein de la communauté. A cela s’ajoute encore l’exigence du naturel : l’expression ne doit pas laisser entrevoir le travail nécessaire à son élaboration, mais doit paraître spontanée :

“La bonne raillerie est une marque de bonne naissance; elle est l’effet de la raison vive et réveillée, instruite par l’étude et polie par le grand monde. Etant bien apprise comme elle est, elle ne choque ni la coutume ni la bienséance. En se jouant même, elle conserve quelque dignité. Elle vient de l’esprit et va à l’esprit sans travail et sans agitation. Celle-ci, au contraire, qui veut qu’on écrive d’une façon que personne n’oserait parler, n’a rien d’ingénieux, de noble ni de galant. Ni l’heureux naturel, ni l’art, ni la teinture de la sage antiquité ne se reconnaissent point en cette raillerie. » (Guez de Balzac, “Du style burlesque” au R.P Vavasseur”, Les Entretiens (1657), XXXVIII.)

Enfin, la raillerie s’intègre dans un cadre plus large, qui dépasse le domaine strictement linguistique, comme le reconnaîtra encore François de Callières à la fin du siècle :

“Il me semble que la fine raillerie dépend non seulement du choix et du tour des pensées et des termes dont on se sert pour les exprimer, mais encore souvent du ton et de l’air dont on parle, et quelquefois même elle s’exprime par le geste, par un sourire et par les moindres signes faits bien à propos, entre des gens d’un esprit fin et pénétrant qui sont d’intelligence pour se divertir des sottises d’autrui. »
(Des bons mots et des bons contes: de leur usage, de la raillerie et des railleurs de notre temps, Paris, Barbin, 1692, p. 343)

A l’instar de la conversation “De la raillerie” développée dans Artamène, celle des pointes et pensées, insérée au tome II des Nouvelles Nouvelles, problématise les enjeux relatifs à ces deux types d’énoncés.

Raillerie et satire

Alors qu’une raillerie appropriée traduit l’enjouement de son auteur, une raillerie « trop piquante », synonyme de mauvaise humeur, constitue un excès qu’il s’agit de proscrire. Nombreux sont ceux qui dénoncent de tels débordements, en filant la métaphore culinaire, à l’instar de Chalesme dans son Homme de qualité (1671) :

D'autres ont cru que la raillerie est ce sel attique si renommé dans les écrits des Anciens et des Modernes et qu’elle produit dans la conversation le même effet que le sel ordinaire dans un ragoût. De sorte que nous pouvons dire qu’une raillerie excessive déplaît à l’esprit et le pique, comme une viande trop salée déplaît au goût et le blesse
(L'Homme de qualité ou les Moyens de vivre en homme de bien et en homme du monde, p. 181).

ou de l’Abbé Renaud :

« A l’égard de la raillerie elle peut assaisonner la conversation et lui donner un certain goût piquant qui réveille les esprits. Il est vrai qu’une raillerie trop piquante n’est pas moins insupportable qu’une viande trop salée. Il en faut user avec grande discrétion surtout quand on raille les Grands. » (Manière de parler la langue française selon différents styles, Lyon, 1697, p. 146)

La raillerie encourt dès lors le risque de se rapprocher de la satire, à laquelle on reproche de troubler l’harmonie du groupe. De la même manière, toutes les formes de sarcasme ou de médisance sont assimilées à une raillerie inconvenante.

Cette ambivalence foncière de la raillerie, en fonction de l’usage qui en est fait, avait déjà été théorisée par Nicolas Faret :

Il est bien vrai que la raillerie, lorsqu’elle peut se contenir dans une honnête règle, est d’un doux aliment de la conversation, laquelle deviendrait à la fin bien froide, et même ennuyante, sans ces agréables intermèdes de petites contrariétés, dont elle la diversifie, qui la réveillent et la réchauffent, ce semble pour lui donner une nouvelle vigueur et de nouvelles grâces. La plupart des esprits cherchent plutôt ce qui les divertit avec quelque sorte de joie que ce qui les occupe sérieusement. Et comme naturellement ce qui provoque à rire plaît, ils se rebutent aisément des compagnies qui n’ont qu’un entretien toujours égal, pour suivre celles où ils trouvent de ces amusements. [...] Si bien qu’il semble que d’honnêtes gens, venant à se rencontrer parmi eux, s’acquitteraient fort mal de leur devoir, et manqueraient bien de vivacité, s’ils ne l’emploient à s’entrepicorer de petites railleries, qui ne sont jamais si douces au commencement qu’à la fin elles ne laissent quelque pointe d’aigreur dans l’âme, qui ne s’en arrache pas toujours facilement.
(L’Honnête Homme, 1630, [1665], p. 127-129)

A noter enfin que la plupart des textes de l’époque indiquent que les deux notions sont souvent très proches, voire envisagées comme des synonymes. [exemples] « Je ne crains point de me satiriser moi-même, après avoir satirisé les autres ; cela montre bien que si je raille quelqu’un, je ne prétends point lui faire de mal » (Furetière, Poésies diverses, 1655)

« Mais je ne saurais m’empêcher ici de donner encore un avis salutaire à ceux qui s’appliquent à ce genre de poème, qui tient le plus souvent un peu de la raillerie et de la satire; c’est qu’en exagérant les lâchetés, et les vices de leur siècle, et les poursuivant à corps et à cri comme leurs ennemis déclarés, ils doivent toujours se souvenir de ce précepte de Martial. » (Colletet, L’Art poétique, 1658, p. 69)

MOLIERE : "Et moi aussi. Par le sang bleu le railleur sera raillé, il aura sur les doigts ma foi ! MADEMOISELLE DU PARC.- "Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout”. (Molière, Impromptu Versailles, 1663, scène V)

Entendre raillerie et entendre la raillerie

L’usage difficile de la raillerie trouve enfin un écho dans les Remarques nouvelles sur la langue française (1675) de Bouhours, qui établit une distinction terminologique visant à séparer le “faiseur” et le “receveur” de raillerie: celui qui sait « entendre raillerie » est celui qui ne s’offense pas lorsqu’il en est victime et qui est capable de réagir avec humour au trait piquant qu’on lui adresse. De même, celui qui entend la raillerie est celui qui en maîtrise les codes et qui en fait ainsi bon usage. Les deux cas de figure sont illustrés dans un même extrait des Nouvelles Nouvelles :

« Pendant le temps qu’elle passait, Timandre et ceux avec qui il était s’entretenaient d’une femme de leur compagnie qui avait l’humeur tout à fait enjouée et qui avait le privilège de dire tout ce qu’elle voulait sans que personne s’en offensât. Cette belle se servit de cette occasion pour railler Timandre, à qui elle dit que, puisqu’il lui était permis de dire librement toutes ses pensées, elle n’avait jamais vu d’homme mieux fait, ni plus galant, que celui qui venait de passer avec sa femme et qu’elles avaient déjà trouvé à la campagne. Bien que Timandre connût que l’on le voulait railler, il n’en parût aucunement fâché et répondit à cette dame qu’il avait toujours dit à sa femme qu’elle ne prît jamais de galant qu’il ne fût également spirituel et bien fait, et qu’il était bien aise d’apprendre qu’elle eût eu assez d’esprit pour faire un bon choix. Il dit cent jolies choses, le reste du temps qu’il fut avec cette belle compagnie ; il rendit le change à celle qui l’avait voulu railler et se railla lui-même le plus agréablement du monde » (tome III, p. 92-94)

La raillerie dans les Nouvelles Nouvelles

Dans les Nouvelles Nouvelles la raillerie est envisagée dans une acception plus restreinte, se rapprochant de la notion moderne de « moquerie ». C’est ce que révèlent les diverses occurrences lorsqu’on les considère dans leur contexte [exemples] « Clorante lui répondit qu'il se rendait ridicule avec ses nouvelles d'État et qu'il se faisait railler dans toutes les compagnies, que l'on savait bien que les affaires étrangères et les secrets du Cabinet n'étaient pas sus d'un homme comme lui, et qu'il ne pouvait ni servir ni desservir l'État. » (tome II, p. 81-82)

« une infinité de grimaces qui donnent souvent sujet de les railler » (tome II, p. 167).

« Bons Dieux ! quel plaisir j'aurai, continua-t-il en s'écriant, de railler ces diseurs de nouvelles dont nous venons de parler, ces gens qui vont tous les matins au Palais pour en débiter et pour en apprendre, qui en demandent à tous ceux qu'ils rencontrent et qui n'ont que nouvelles à la bouche. » (tome II, 273)

« Je suis bien aise, Madame, dit Timandre à sa femme d’un ton railleur, après avoir achevé de lire, d’apprendre par cette lettre que vous ayez eu beaucoup de bonté pour Argante » (tome III, p. 114)

« Ce discours le fit rougir et il crut avoir fait une faute qui le devait faire railler de tout le monde » (tome III, p. 185)

« Il raille tant les cocus » (tome III, p. 285) . Ceci s’explique par le fait qu’aux alentours de 1663, année de publication des Nouvelles Nouvelles, c’est avant tout la question de la médisance et du dénigrement qui apparaît comme la composante fondamentale et problématique de la raillerie. Preuve en est, par exemple, la réception disputée des satires de Boileau, à qui l’on reproche de ridiculiser ses victimes. Le terme est du moins souvent connoté négativement [exemples] « Elle le querella de ce qu’après lui avoir manqué de parole, il lui avait écrit une lettre toute pleine de raillerie » (tome I, p. 41).

« Il se trouve encore de certains esprits malicieux et railleurs qui se divertissent du malheur d'autrui, et qui, étant naturellement portés à croire et à faire le mal, ajoutent toujours à celui que l'on leur dit, ce qui empêche de connaître la vérité et ce qui fait que la réputation qui a été une fois attaquée ne peut être bien défendue, et que lorsque l'on la veut justifier, il s'élève un bruit désavantageux que l'on ne peut apaiser.» (tome II, p. 41)

Cet extrait qui trouvera un écho quelques pages plus loin:

« Ces derniers sont de certains malicieux et railleurs qui ajoutent toujours au mal, qui ne croient jamais le bien, et à qui le malheur d'autrui sert de plus grand divertissement, ce qui me fait croire qu'il suffit que l'on sache quels ils sont pour savoir ce qu'ils peuvent. Leur esprit est naturellement porté à croire le mal, le bien n'entre point dans leur esprit, et le mal y entre pour n'en sortir jamais, et c'est assez qu'ils l'aient cru une fois pour le croire toujours, ou pour faire voir du moins qu'ils le croient, quand même ils seraient détrompés. » (tome II, p. 55-56)

« Le dépit qu’on a de se voir raillé peut inspirer une plus forte jalousie » (tome III, p. 94)

« Je dirai d'abord que si son esprit ne l'avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d'être raillé. » (tome III, p. 218)

« crainte d’être raillé » (tome III, p. 236)

« Si Éryxe toutefois croyait qu'il y eût de la honte à suivre l'exemple de toutes les femmes en faisant trop éclater sa jalousie, et qu'elle se ferait par ce moyen railler et mépriser tout ensemble» (tome III, p. 259)

La seule occurrence valorisée du terme « raillerie » apparaît dans un contexte bien précis, où il s’agit de définir les "beaux endroits". Et même dans ce cas-là, l’ajout d’une épithète positive est requis pour dissiper l’éventuelle ambiguïté :

« Une forte et généreuse résolution, un sentiment généreux et prudent, une raillerie bien faite, un endroit plein de douceur et de tendresse, une belle description, et autres choses de cette nature, ayant tous les agréments, toute la beauté et toute la force que l'on leur peut donner, produisent, sans être pensées, les même effets que la pensée produit.  »
(tome II, p. 108)

Les mécanismes de la raillerie dans les Nouvelles Nouvelles

Il est possible de mettre en évidence l’existence d’un mécanisme récurrent dans la mise en scène de la raillerie au sein des Nouvelles Nouvelles. La raillerie opère à plusieurs niveaux : généralement, un personnage prend la parole pour railler un autre à la suite d’un échange verbal. Les occurrences sont plus fréquentes dans le tome II, où les nouvellistes ne cessent de se railler à tour de rôle. Puis, dans un deuxième temps, il s’avère que celui qui raille est lui-même porteur du travers moral dont il veut se moquer. Celui qui raille devient donc sujet à sa propre raillerie, alors même qu’il ne s’en rend pas compte : [exemples] « Elle en est souvent raillée, et sert souvent, sans qu’elle s’en aperçoive, de divertissement à toute la compagnie » (tome III, p. 40)

« Il répondit qu'oui, sans s'apercevoir qu'Arimant le raillait. » (tome II, p. 275)

“Après cela, pour se divertir, il [Arimant| fit adroitement tomber la conversation sur le chapitre des nouvellistes ; et après avoir dit que par le mot de nouvellistes on entendait parler des personnes desquelles la passion dominante était de parler continuellement de nouvelles et d'en demander sans cesse aussi bien que d'en débiter, il railla Clorante, Lisimon et Ariste sans qu'ils s'aperçussent qu'il s'adressait à eux.” (tome II, p. 218-219)

La stratégie mise en place par Arimant consiste à critiquer ses interlocuteurs à la troisième personne alors qu’il les désigne directement. Le schéma peut encore se reproduire en se démultipliant par l’enchâssement des différents niveaux de raillerie :

« Lorsque Ariste eut cessé de parler et qu'il vit que personne n'avait repris la parole, il me dit à l'oreille que tous les contes qu'il avait faits des nouvellistes n'étaient que pour railler Ariste, qui était le plus grand nouvelliste de Paris. Ariste dit en même temps à Arimant que tout ce qu'il avait dit n'était que pour railler Lisimon et Clorante, et Lisimon me dit, quelques moments après, qu'il n'avait rien dit que pour les railler tous les deux. Ces trois fous qui avaient assez parlé pour laisser reposer leur langue ne disant plus mot, je pris la parole et dis que j'avais une fois vu trois ou quatre nouvellistes qui raillaient tous les nouvellistes sans savoir qu'ils étaient du nombre et qu'ils se raillaient même l'un l'autre sans s'en apercevoir »
(tome II, p. 270-271)

Cette forme de réciprocité dans la raillerie fait écho, d’une certaine manière, à une idée formulée par Benserade dans son Ballet de la raillerie (1659) : « le sort le veut ainsi, qui se moque est moqué ». De plus, ce modèle de base, qui peut rappeler certains mécanismes de la farce (comme celui du « trompeur trompé », que l’on retrouve dans le conte « Le Cocu, battu et content » de La Fontaine, paru à fin 1664) ou celui de la satire, est significatif à plusieurs égards. Il est d’une part révélateur de l’état d’esprit mondain : une raillerie bien employée permet de créer une connivence entre ceux qui comprennent la plaisanterie ; à l’inverse, ceux qui ne saisissent pas le trait d’esprit se voient exclus de la communauté. On a donc affaire à un double mouvement d’inclusion et d’exclusion. Ainsi définie, la bonne raillerie permet non seulement de divertir, mais surtout de consolider la norme. D’autre part, le modèle du « trompeur trompé » traduit également le motif de l’aveuglement sur soi, qui joue un rôle essentiel dans la réflexion morale contemporaine, et tout particulièrement dans l’élaboration des maximes de La Rochefoucauld.

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