La Prudence, vertu funeste ?

La nouvelle de « La Prudence funeste », proposée au premier tome des Nouvelles Nouvelles (1663) de Donneau de Visé, démontre comment la prudence (notion qui recouvre à peu près la capacité à évaluer les situations, prendre des décisions raisonnées et se conduire judicieusement dans la vie) peut être mauvaise conseillère. Apparemment paradoxale, la thèse s’inscrit en fait dans un contexte polémique où s’opposent plusieurs conceptions du terme.

À l’instar des « Succès de l'indiscrétion », le titre et le contenu de « La Prudence funeste » jouent a priori sur un paradoxe, puisque la prudence, selon l’idée admise par les contemporains de Donneau, mène au succès, au bonheur et à l’accomplissement des objectifs fixés, et non à des conséquences funestes. Elle constitue en effet une vertu cardinale de la philosophie et à ce titre occupe une place essentielle dans la pensée politique européenne depuis Machiavel jusques aux arts de régner et aux ouvrages de savoir-vivre contemporains des Nouvelles Nouvelles. [exemples] – En 1665, Le Père Le Moyne consacre ainsi une partie importante de son Art de régner à la Prudence en la décrivant comme « La propre vertu du Prince », sans laquelle les autres vertus sont inutiles.
- La prudence forme un « abri contre la Fortune » dans Les Maximes politiques de Tacite ou l’Art de vivre à la cour (1663) de Puget de La Serre, et doit conduire plus sûrement les affaires du royaume que la Fortune qui va « sans dessin, sans visée et sans guide ».
- En 1673, paraît un ouvrage anonyme intitulé De la prudence ou des bonnes règles de la vie, pour l’acquisition, la conservation, l’usage légitime des biens du corps, de la fortune et des biens de l’âme.

En proposant un récit qui conteste la valeur de la « Prudence », Donneau réaffirme donc la thèse illustrée dans « Les Succès de l’indiscrétion » : la Fortune règle le monde, ses coups sont imprévisibles et imparables, ce qui rend les précautions totalement inutiles. Il vaut donc mieux vivre au gré des occasions et selon ses caprices que de se contraindre à suivre des préceptes moraux.

L’usage que fait Donneau du terme apparaît toutefois bien éloigné de celui qu’on relève dans les traités contemporains. La « Prudence » de Démocrate s’apparente plus souvent à une précaution excessive, une incapacité à s’adapter ou encore un défaut de jugement [exemples] - « Peut-être toutefois que, [si Démocrate] eût moins écouté les conseils de la prudence et qu’il eût dit tout ce qu’il savait, Sestianès étonné, confus et surpris, comme sont d’ordinaire la plupart des criminels lorsqu’ils se voient découverts, n’aurait su si bien cacher sa surprise et son trouble que son visage n’eût découvert son crime. » (p. 158).
- Le roi reproche à Démocrate son manque de discernement (p. 174-178), une qualité pourtant concomitante de la prudence chez Le Moyne.
- Tout prudent qu’il est, Démocrate manque de jugement. Lorsque Anaxandre sacrifie sa réputation pour le sauver de sa prison, l’effet du sacrifice est limité parce que Démocrate « avait l’imagination remplie de trop de pensées différentes pour se représenter tout d’un coup la prudence dont Anaxandre s’était servi en cette rencontre » (p. 171)
. Elle ne correspond absolument pas à la définition qu’en donne Le Moyne, qui la caractérise comme une vertu « inventive », clairvoyante et versatile [citation]. « […] une certaine souplesse d’esprit, une certaine mobilité d’imagination, par laquelle le sage se tourne aisément sur toutes les routes et sur tous les sentiers qui le peuvent conduire à sa fin », dont le propre est de « reconnaître les expédients et les voies qu’il faut prendre pour arriver où l’on veut. »..

C’est que la nouvelle de Donneau s’inscrit dans une autre veine de discours contemporains qui fustigent une prudence inadaptée aux réalités du monde. L’idée originale de « La Prudence funeste » est en effet selon toute vraisemblance à chercher dans un discours philosophique publié en 1657 dans les Mémoires de Michel de Marolles, le « Discours sceptique sur la fausse prudence du siècle » (selon le titre donné dans la table des matières), dont la problématique annonce celle la « Prudence funeste » :

« Si un homme prudent et sage qui se trouve dans un État où tout est en désordre et où la perversion des mœurs est si générale qu’il n’y a point de moyen d’y subsister par les maximes ordinaires de l’honneur et de la vertu, doit s’accommoder au temps, se laisser emporter au torrent, relâcher quelque chose de son ordinaire sévérité, faire comme les autres et tâcher de se sauver par la même voie que tout le monde prend. » (p. 113)

La suite du discours départ la sagesse et la vertu de la véritable prudence, cette dernière consistant à s’adapter à la situation et aux modes du temps et aux situations, plutôt que de s’en tenir à une application stricte de valeurs inamovibles.

C’est donc les conséquence de cette « fausse Prudence » que Donneau représente par l’intermédiaire de Démocrate. Ce dernier exemplifie la thèse de Marolles, et les conséquences funestes d’une fausseprudence qui se fait tantôt pusillanimité, tantôt excès de générosité, et surtout incapacité à s’adapter aux modes et aux situations ; en cela, la nouvelle rejoint d’autres discours qui remettent en cause la valeur accordée à la prudence [exemples] – Dans son ouvrage de 1658, réédité en 1661 et 1664, portant le titre La Fortune des gens de qualité et des gentilshommes particuliers, enseignant l’art de vivre à la cour, Callières consacre un chapitre à la question « Si les règles de la prudence nous peuvent rendre heureux ? ». Il y note que « La prudence humaine a la vue trop faible pour pénétrer les causes générales et particulières. Quoiqu’elles soient toutes déterminées, et qu’elles n’aient rien de fortuit, leur nombre infini surpasse notre connaissance et notre capacité. »
– Dans L’École des femmes (1662) de Molière, la prudence est la qualité dont se targue Arnolphe
– En 1665, La Rochefoucauld déclare dans ses Maximes : « On élève la prudence jusqu’au ciel […] cependant la Prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde » (75).
. Elle apparaît ainsi dans le contexte d’un débat de fond autour de la prudence : certains, comme Le Moyne, réinterprètent discrètement la notion en y associant d’autorité la capacité à s’adapter aux circonstances et aux situations nouvelles ; d’autres, tenants de la thèse sceptique, soulignent au contraire les dangers d’une fausse prudence (un attachement rigide aux maximes et codes de l’honneur) et reconnaissent la nécessité de transiger avec ces valeurs dans un monde jugé dysfonctionnel.

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