Théorie de l'émotion esthétique

La “Conversation des pointes ou pensées” se clôt par un développement d’une dizaine de pages (p. 119-129) consacré à la question de la nouveauté. Arimant se livre à un long monologue dans lequel il s’efforce de démontrer que l’effet produit par une pensée n’est aucunement tributaire du caractère inédit de celle-ci. L’idée même d’une possible nouveauté des pensées est un leurre : elles se limitent toujours à représenter une “chose véritable et connue de tout le monde” dont elles parviennent à “faire agréablement ressouvenir” (p. 120), lorsqu’elles atteignent leur but. L’impression de nouveauté provient en fait de la qualité de la représentation, un “je ne sais quoi” établissant les distinctions entre les diverses manières de traduire la même idée. L’émotion esthétique ressentie résulte d’un effet de reconnaissance : la pensée fait découvrir sous un jour nouveau « ce que l’on savait déjà » (p. 121-122).

Cette théorie ne trouve pas d’équivalent dans le traité de l’Agudeza (1648) de Gracian, dont le contenu inspire et structure par ailleurs cette conversation du tome II des Nouvelles Nouvelles. Le passage semble d’ailleurs résulter d’une addition : une relance de la conversation (p. 119) est nécessaire pour justifier ce nouveau discours sur des matières précédemment traitées, alors “qu’il n’y avait plus rien à dire sur ce sujet” (p. 129).

Une théorie de la reconnaissance

La démonstration d’Arimant repose sur l’argument suivant : si la pensée parvient à produire instantanément un effet qui se traduit par une émotion du lecteur ou de l’auditeur, c’est que son contenu est déjà familier de celui-ci. Il ne s’agit finalement que de reconnaissance : les vers de Stilicon plaisent parce qu’ils expriment noblement et naturellement tout ensemble une chose que l’on sait” (p. 125).

De telles idées ne sont pas étrangères aux contemporains de Donneau de Visé. Les traités antiques qui attribuent à la reconnaissance un rôle essentiel dans le fonctionnement du psychisme humain, en particulier lors de l’appréciation esthétique, font partie d’un bagage commun : le problème XIX du pseudo-Aristote, qui examine “pourquoi une chanson dont on sait la lettre donne bien plus de satisfaction que quand elle est ignorée”, est discuté par La Mothe le Vayer dans son Discours sceptique sur la musique (1669) ; dans le Système de l’âme (1664) de Cureau de la Chambre, les thèses de Platon concernant la mémoire et la réminiscence sont longuement exposées. C’est également une théorie de la reconnaissance qui fonde l’argumentaire de la Lettre sur la comédie de l’imposteur, texte anonyme de 1667 visant à défendre Le Tartuffe. L’auteur y décrit le processus par lequel le ridicule exerce son effet : une occurrence originelle établit une première impression dans l’âme et ensuite, à chaque fois qu’une situation semblable se produit, l’âme la reconnaît et retrouve le sentiment de ridicule qu’elle avait connu lors de la première occasion.

Faut-il faire du nouveau ?

Mais le développement de ces idées sur la reconnaissance vise surtout à une mise en cause fondamentale du principe de la nouveauté. Arimant fait sienne la formule de Salomon (“Il n’y a plus rien de nouveau”, p. 121) pour ruiner toute prétention à l’originalité des contenus : dans le domaine des idées personne ne peut raisonnablement nourrir une telle aspiration.

La thèse faisait débat, au début des années 1660. Pascal lui-même n’est pas indifférent à cette préoccupation : “Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. J'aimerais autant qu'on me dît que je me suis servi de mots anciens, et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par les différentes dispositions.” (éd. Sellier, 575)

Mais surtout la démonstration d’Arimant faisait écho aux interrogations qui avaient accompagné, courant 1662, l’annonce de la nouvelle tragédie de Corneille, “pièce de conséquence, / Qu’avec extrême impatience / On attendait de jour en jour, /Dans tout Paris et dans la cour”, selon les termes qu’utilisera la Muse historique de Loret (20 janvier 1663), au moment de la création de la pièce. Le bruit courait que l’auteur de Sertorius préparait maintenant une “Sophonisbe renouvelée”, autrement dit qu’il avait l’audace de proposer un sujet déjà traité par le moderne Mairet, dont la tragédie, de surcroît, était encore fréquemment jouée sur les scènes françaises. Pouvait-on imaginer « renouveler » la Sophonisbe ? faire du nouveau avec un sujet qu’un auteur moderne avait porté à un point de perfection ? Pouvait-il simplement y avoir deux Sophonisbe ?. Corneille aura beau jeu d’objecter, dans l’ « avis au lecteur » accompagnant la parution imprimée de la pièce (10 avril 1663), qu’il y avait eu deux Didon (celle de Scudéry et celle de Boisrobert), deux Mariane (Hardy et Tristan) et plusieurs Sophonisbe, au premier rang desquelles celle du Trissin- il n’en restait pas moins que l’entreprise était perçue comme un coup de force. En témoigne l’insistance de l’auteur de la nouvelle Sophonisbe sur le défi qui consiste à “mettre sur le théâtre un sujet qu’un autre y a déjà fait réussir” (« avis au lecteur »).

Les propos d’Arimant, rédigés probablement à fin 1662, au moment où se propage la rumeur sur le nouveau projet de Corneille, entrent en résonance directe avec les débats que suscite cette entreprise. Le fait qu’ils s’inscrivent dans le prolongement des réflexions sur la pensée, plutôt que de constituer un développement propre, indique qu’ils ont dû être insérés à la hâte, en évitant toute modification profonde au texte déjà élaboré, de manière à répondre au plus vite à l’actualité immédiate, conformément à un mode de production caractéristique de Donneau de Visé.

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