PREMIÈRE PARTIELe texte de cette première partie a été établi sur l'édition originale.

Détail de la première gravure du tome I (page 1). © BNF

 

11Les Succès de l’indiscrétionLa première des nouvelles du recueil débute en réalité à la p. 6. Les cinq premières pages sont consacrées à la mise en place du récit cadre., ou Les Prospérités de l’indiscret. Nouvelle.

Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé
Et par où l’un périt un autre est conservé. Citation de Cinna (II, 1, v. 391-392), tirée d’une réplique d’Auguste, où elle s’insère dans un développement sur l’imprévisibilité de la fortune. La pièce de Corneille conserve tout son prestige pour les contemporains de Donneau de Visé. Elle est, par exemple, jouée quatre fois entre 1662 et 1664 par la troupe de Molière. Donneau lui-même reconnaît au tome III des Nouvelles Nouvelles : « Je confesse avec tout le monde qu'il est le prince des poètes français, et je n'ai cité Rodogune et Cinna que pour faire voir que l'on ne peut rien trouver d'achevé que parmi ses ouvrages «  (p. 272-273). La disposition de ces deux vers, placés immédiatement sous le titre de la nouvelle, selon une formule qui sera reprise au tome II avec une citation de Scarron, évoque pour le lecteur actuel la pratique de l’épigraphe. Celle-ci toutefois n’est pas en usage pour les textes fictionnels à l’époque où paraissent les Nouvelles Nouvelles. Sans doute Donneau vise-t-il ici plutôt l’effet produit par une sorte de maxime, conçue comme emblématique de son récit exemplaire, « Les Succès de l‘indiscrétion » constituant une nouvelle à thèse. Le procédé est en effet le même au début du tome II (sont cités des vers de Scarron que la nouvelle des « Nouvellistes » illustre) et Donneau le généralisera dans son recueil de 1669, les Nouvelles galantes, comiques et tragiques [éd. de 1680], dans lequel chaque histoire a pour titre une maxime.


C’était dans la plus grande et la plus superbe ville de la terre, dans un palais des plus magnifiques et dans une chambre des plus brillantes, que trois des plus spirituels et des plus charmants objets du monde attendaient avec 22 impatienceLe modèle est celui de la compagnie galante, dans laquelle s'échangent des histoires et des réflexions, que les Nouvelles françaises de Segrais avaient contribué à remettre au goût du jour. La configuration particulière de cet incipit (trois femmes réunies chez l’une d’entre elles en une sorte de salon, qui reçoivent des familiers dont les entrées successives relancent la conversation) annonce le cadre de La Critique de L’Ecole des femmes de Molière, créée quelques mois après les Nouvelles Nouvelles. le galant Théodate, qui leur devait venir raconter une histoire, dont il leur avait fait grand récit quelques jours auparavant.

Pendant qu’elles étaient dans cette impatience, je vins par hasard visiter la maîtresse de cette charmante maison, qui ne m’eut pas plus tôt reconnu qu’elle me dit :

— Je ne sais si votre arrivée n’aura point causé de chagrin à ces dames, mais je vous avoue que je ne vous ai pu voir sans quelque sorte de dépit.

— Quoi, Madame, lui répondis-je d’un air qui faisait assez voir ma surprise, serais-je assez malheureux pour avoir causé du chagrin à celles dont les puissants attraits causent tous les jours tant d’amour, et dont l’esprit ne cause pas moins d’admiration ? Ah ! si 33 je croyais…

— Ce que je vous ai dit ne vous doit pas fâcher, me répondit Octavie en m’interrompant (c’est le nom de cette aimable personne) et, si nous avons eu quelque chagrin en vous voyant, c’est de ce que nous avons été trompées en vous prenant pour Théodate, que nous attendons depuis longtemps et qui nous doit venir raconter une histoire des plus divertissantes.

— Ah ! Madame, lui repartis-je en l’interrompant à mon tour, le chagrin que j’ai donné à cette belle compagnie doit être plus grand que vous ne dites. Il est peu de personnes qui ne sachent les tourments que cause l’impatience, et les Italiens ont mis au nombre des trois choses qui tourmentent le plus les hommesIl existe effectivement un proverbe italien, recueilli dans le Nuovo tesoro dei proverbi italiani, (1610), qui énonce cette idée : « aspettare e non venire, servire e non aggradire, star nel letto e non dormire sono tre cose da morire ». Le narrateur y fera encore allusion à la page suivante (« aimant sans être aimé » = « servire e non aggradire »). celle d’attendre une 44 personne qui ne vient pas. C’est pourquoi Théodate doit être blâmé de vous faire souffrir un si cruel supplice.


Les deux compagnes d’Octavie, dont l’une s’appelait Mirame et l’autre ZélindeLes deux noms sont empruntés à Desmarets de Saint-Sorlin. Zélinde était une protagoniste du roman d’Ariane (1632). Mirame figurait au titre d’une tragi-comédie de 1641. Donneau de Visé récidivera en faisant paraître une Zélinde ou la Contre-critique de l’Ecole des femmes quelques mois plus tard. , avouèrent que j’avais raison. Ensuite de quoi, Mirame, reprenant la parole, dit qu’elle était la personne du monde la plus impatiente, qu’elle pardonnait rarement à ceux qui la faisaient attendre et qu’elle eût voulu savoir une peine qui pût égaler celle que Théodate lui faisait souffrir.

— Les mêmes Italiens, lui répliquai-je, dont nous venons de parler, assurent que la peine que l’on souffre en aimant sans être aimé est égale à celle que l’on souffre quand on attend une personne et qu’elle ne vient pas.

Je disais cela à dessein de l’embar- 55 rasser, parce que chacun savait que Théodate faisait profession ouverte de la servir et qu’elle ne le haïssait pas. Mais Octavie, ayant reconnu mon dessein, fut assez bonne pour vouloir épargner son amie et tourner ailleurs la conversation. Mais elle eut à peine commencé de parler qu’elle aperçut Théodate et, sans lui donner le temps de rien dire:

— Il faut, lui dit-elle, que vous ayez quelque chose de bien surprenant à nous raconter, puisque vous nous faites attendre si longtemps ; car je crois que vous n’ignorez pas que les choses qui sont si longtemps attendues ne plaisent jamais, à moins qu’elles ne soient extraordinairement belles.


Comme il allait repartir pour s’excuser, Mirame lui dit que, pour le punir de l’im- 66patience qu’il leur avait causée, elles ne voulaient point écouter ses excuses, qu’elles voulaient croire qu’il n’était venu tard que par sa faute, et qu’elles le condamnaient à commencer au plus tôt l’histoire qu’il leur devait dire, pour ne point faire languir davantage leur curiositéComme le démontrera l'exemple des nouvellistes des tomes II et III, la curiosité (et l'impatience qu'elle provoque) s’affirme comme la motivation essentielle de la consommation textuelle (voir C. Schuwey, Un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 262-272). . Après leur avoir témoigné qu’il allait les satisfaire, il commença de la sorte.

HISTOIRE DE L’INDISCRET

Si je n’étais persuadé que les entreprises des indiscretsL’objectif paradoxal de réhabilitation de l’indiscrétion, et de mise en cause de la prudence, à contre-courant de l’opinion commune, est clairement affirmé à l’orée de la nouvelle. succèdent quelquefois aussi bien que celles des prudents, je ne me serais pas engagé si témérairement à vous raconter l’histoire 77 de l’indiscret, sachant bien qu’ayant à parler devant des personnes si spirituellesLe terme est à la mode. Sa faveur accompagne l’émergence de l’humour sur la préciosité. , il m’est impossible de les satisfaire pour ce qui regarde le langage. Mais j’espère que la nouveautéLa prédominance du critère de la nouveauté dans le domaine social et culturel est une constante des Nouvelles Nouvelles. du sujet dont j’ai à vous parler attachera tellement vos esprits qu’elle ne vous laissera pas le temps d’examiner si je m’explique en assez beaux termes.


Tisandre, dont je vous parlerai souvent sous le nom d’indiscret, naquit autrefois dans le royaume de NubieLocalisée vers le haut Nil, la Nubie est souvent assimilée, au XVIIe siècle, à l’Ethiopie, où se déroule le roman des Ethiopiques (IIIe siècle après J.-C.), archétype du genre, bien connu des contemporains de Donneau. Deux romans parus au début des années 1660 avaient par ailleurs mis à la mode la localisation africaine : l’Alcidamie (1661) de Mlle Desjardins et l’Almahide (1661-1663) des Scudéry.. Ses parents étaient plus nobles que riches et son père, se voyant fort vieux, employa tout ce qu’il avait de biens et d’amis pour lui faire avoir une charge de justice des plus considérables de tout le pays et, peu de temps après qu’il fut venu à bout de son dessein et 88 qu’il eut vu ce fils unique s’acquitter glorieusement de ce pénible emploi, il mourut avec beaucoup de joie de ce qu’il faisait espérer qu’il serait un jour un grand homme.

Il y avait à peine six mois que le père de Tisandre était mort qu’il prit une aversion furieuse pour la robe et, quoique dans cet emploi il fût le plus heureux du monde, il crut qu’il était le plus misérable, parce qu’il n'était pas content, et après avoir cherché dans son imagination tous les moyens de se satisfaire, il s’imagina que, pour être parfaitement heureux, il devait s’abandonner entièrement à son capriceLa formulation de Tisandre fait écho au 21e des Problèmes sceptiques que La Mothe le Vayer fera paraître en 1666 (« Doit-on s’abandonner, comme assez de gens le font, à la fortune ou à la destinée ? ») et aux propos que tiendra Don Juan dans Le Festin de pierre de Molière (1665) : « la beauté me ravit partout où je la trouve et je cède facilement à cette douce violence où elle nous entraîne ». Cet assujettissement à son « caprice » personnel est une des composantes de l’indiscrétion. et suivre en toutes choses ce que sa fantaisie lui inspirerait. Sa raison était qu’il ne manquerait jamais de plaisir, puisqu’il 99 aurait continuellement celui de se satisfaire, que si son caprice changeait souvent il aurait souvent de nouveaux plaisirs et qu’il ne croyait pas que la mauvaise fortune pût jamais obliger un homme qui vivrait de la sorte à se plaindre d’elle.

Après s’être bien affermi dans cette pensée, il vendit indiscrètement la charge qu’il possédaitUne charge représente une source de rémunération assurée, pour l’acquisition de laquelle un énorme investissement a été consenti (voir Le Chemin de la fortune, 1663, p. 271). S’en débarrasser en échange d’une simple somme d’argent est un acte profondément téméraire aux yeux des contemporains de Donneau. et, de l’argent qu’il en reçut, il se fit faire un équipage pour aller combattre les Égyptiens, contre qui le roi de Nubie était pour lors en guerre, et se mit par son indiscrétion en état de perdre tout son bien à la première rencontre et d’être misérable toute sa vie. Mais le destin, qui favorise ceux qu’il lui plaît, en ordonna autrement. Tisandre, par sa valeur, se fit admirer de toute l’armée 1010 et, lorsque la campagne fut finie, il vint à la cour de Nubie tout couvert de gloire et avec les applaudissements de la plupart des grands qui l’avaient vu combattre, qui parlèrent au roi en sa faveur, qui lui fit de grandes caresses, quoique à dire vrai il eût mieux mérité le nom d’indiscret et de téméraire que celui de grand capitaine, la témérité ayant accompagné toutes ses actions, et n’ayant rien entrepris où vraisemblablement il n’eût dû périr mille fois.

Le grand accueil que le roi lui fit et les louanges qu’il lui donna le firent plus respecter que n’avait fait sa valeur. On entendit retentir ses louanges et parmi les courtisans et parmi le peuple. Sa faveur attira grand nombre de personnes chez lui et 1111 il fut visité, non seulement de tous ceux qui l’estimaient, mais encore de tous ceux qui feignaient d’avoir de l’estime pour lui, qui rendirent plusieurs visites à sa faveur plutôt qu’à sa personne.


Notre héros, se voyant caressé de son prince, courtisé de tous les grands de la cour, respecté de tout le peuple, crut que sa fortune allait égaler celle des plus grands princes et, pour s’apprêter à recevoir plus dignement les faveurs de cette déesse, il dépensa tout ce qu’il lui restait et parut avec le plus d’éclat qu’il lui fut possible. Mais comme il vit que les bonnes grâces de son maître et que les honneurs que l’on lui rendait, bien loin de lui produire les biens qu’il en avait longtemps espéré, n’avaient 1212 servi qu’à lui faire dépenser tout ce qu’il avait, il se résolut de parler au roi et de lui faire connaître les services importants qu’il lui avait rendus (car, en effet, il avait tué de sa main un des plus considérables chefs des ennemis).

Cette résolution prise, sa fierté naturelle, jointe à la haute estime que les flatteries de tous les courtisans lui avaient fait concevoir de lui-même, furent cause que, croyant qu’on ne pouvait plus se passer de lui, il parla au roi avec une audace qui le fit passer pour le plus indiscret de tous les hommes dans l’esprit de ceux qui l’entendirent. En effet, ceux qui l’ouïrent parler tremblèrent pour lui et crurent que, sa témérité devant faire perdre au roi le souvenir de ses grandes actions, il ne pouvait 1313 éviter des fers pour récompense d’une audace si peu commune. Mais le roi les trompa tous et crut que, puisque Tisandre avait la hardiesse de lui parler de la sorte, il était incapable de rien craindre et qu’il pouvait encore faire trembler ses ennemis. C’est pourquoi, après lui avoir légèrement témoigné sa colère de ce qu’il lui avait si indiscrètement parlé, il lui donna des récompenses fort considérables, avec assurance de lui en donner de plus grandes lorsque l’occasion s’en présenterait.

Il parut très satisfait des dons du roi et toute la cour, voyant que, malgré sa témérité, le roi continuait de l’estimer, rechercha ses bonnes grâces. Mais, quoique chacun lui rendît des devoirs et des honneurs extraordi- 1414naires, il y avait peu de gens qui l’estimassent en effet et il avait peu de véritables amis, son indiscrétion et sa vanité insupportable ne lui faisant regarder de bon oeil que les plus grands de la cour.


Pendant ce temps, on eut avis que les ennemis faisaient de grands préparatifs pour la campagne prochaine et le ministre du roi de Nubie, qui était en partie cause que son maître avait déclaré la guerre, se croyant fort embarrassé, caressa Tisandre extraordinairement, lui donna un corps d’armée à commander et lui promit un gouvernement, pourvu qu’il combattît avec autant de valeur qu’il avait déjà fait et qu’il remportât d’aussi notables avantages sur les ennemis.

Ces promesses enflèrent telle- 1515ment son orgueil qu’il se rendit des premiers à l’armée. Son nom donna de l’épouvante aux ennemis qui, loin d’entrer sur les terres du roi de Nubie, comme ils l’en avaient menacé, se retranchèrent sur les leurs où, contre le sentiment de la plupart des chefs de l’armée, Tisandre les alla attaquer. Et, comme par hasard il le fit dans le temps où ils l’attendaient le moins, cette entreprise lui succéda si avantageusement qu’il se rendit maître de leurs retranchements et, leur ayant pris ensuite trois ou quatre de leurs plus fortes places, il remporta sur eux des avantages si considérables qu’afin de pouvoir parler de paix ils demandèrent une trêve, laquelle leur fut accordée par le roi de Nubie.


Notre indiscret conquérant, 1616 ou plutôt notre heureux téméraire, voyant qu’il n’avait plus que faire à l’armée, revint à la cour en diligence, où il fut reçu du roi comme vous pouvez vous l’imaginer. Mais Tisimon, qui est le ministre dont je vous ai parlé, au lieu de lui donner le gouvernement qu’il lui avait promis, se contenta de lui promettre encore une fois, sans lui donner, quoiqu’il y en eût pour lors deux de vacants.


Je vous laisse à penser si Tisandre vit ce retardement sans se fâcher. Il parla devant toute la cour de l’ingratitude de Tisimon et se résolut, après avoir toutefois attendu longtemps, de lui parler encore plus hardiment qu’il n’avait fait au roi. En effet, après lui avoir reproché son manque de parole, lui avoir fait 1717 voir la grandeur et l’importance de ses services et l’avoir menacé de se mettre à la tête des mécontents, il obtint de lui plus qu’il ne demandait et devint un de ses meilleurs amis.

A quelque temps de là, Tisandre reçut une lettre de la campagne, que lui écrivait un de ses amis qui avait appris le bonheur qui lui était arrivé. Voici à peu près ce qu’elle contenait, si ma mémoire ne me trompe.

CLEROMENE A TISANDRE

Puisque vous m’avez toujours permis de vous dire librement mes sentiments, je vous dirai que vous passez en ce pays pour le plus 1818indiscret et le plus heureux de tous les hommes. Tout le monde s’étonne comment vous avez pu obtenir un gouvernement d’un homme qui n’accorde jamais rien qu’après plusieurs années d’espérance. Pour moi, cela ne me surprend point et, si vous voulez en savoir la raison, c’est que le bonheur, qui est inséparable de votre personne, vous a inspiré de faire craindre Tisimon, que je connais pour être un des plus timides hommes du monde. Quand vous aurez des affaires avec lui vous n’avez, pour les faire réussir, qu’à continuer comme vous avez commencé. Mais souvenez-vous de ne pas agir de la même manière avec tout le monde, puisque, si vous aviez eu affaire à quelque personne moins timide, votre indiscrétion vous aurait sans doute perdu.


Vous voyez bien, par cette let- 1919tre, que, quoique Tisandre eût du bonheur, il ne laissait pas de passer pour indiscret.

Mais pour retourner à la trêve dont je vous ai parlé, elle dura six mois, pendant lesquels la paix fut conclue, ce qui donna lieu à Tisandre d’aller prendre possession de son gouvernement, d’où il revint bientôt à la cour où il établit son séjour ordinaire.


Je crois que vous vous doutez bien quelle fut son occupation et que vous n’ignorez pas que, lorsque les gens de sa qualité ne font pas la cour à Mars, il la font à l’Amour. Ce sont les deux divinités à qui ils adressent leurs encens et qui partagent tous leurs voeux. Aussi Tisandre, ne pouvant pour lors faire la cour à l’une, s’attacha entièrement à l’autre. 2020

Il y avait en ce temps à DangalaDangala est bien la capitale de la Nubie, ainsi que le confirme la Description générale de l’Afrique (éd. de 1643) de d’Avity., capitale du royaume, un nommé Philoxaris, qui était estimé le plus riche homme de la Nubie, tant pour les grandes affaires qu’il avait faites que pour l’incroyable revenu que lui rapportaient plusieurs vaisseauxFouquet entretenait plusieurs vaisseaux à Belle-Isle. Au moment de son procès, on prétend que ces vaisseaux étaient destinés à fomenter une action militaire contre l’état. Fouquet réplique en disant que leur fonction était commerciale (voir le Recueil des défenses de Fouquet). Le texte de Donneau rappelle donc ici que des vaisseaux peuvent servir à s’enrichir et non à faire la guerre. qu’il entretenait depuis longtemps. Il avait une fille unique, nommée Philoxaride, qui était, au sentiment de tout le monde, encore plus belle que riche et, si les dieux eussent secondé la nature en la faisant naître noble, c’eût été le plus grand parti du royaume, ainsi que le plus riche et le plus beau.

Tisandre n’eut pas plus tôt vu cette charmante personne qu’il en devint éperdument amoureux et, sans attendre que ses services et les preuves de son 2121 amour lui donnassent lieu de parler, sans considérer qu’il avait des rivaux, entre lesquels il y en avait un qu’elle aimait, et qu’ainsi, quelque puissant qu’il fût, il fallait du temps pour chasser ce rival du coeur de Philoxaride et pour obtenir la place qu’il y possédait, enfin, sans rien examiner, sa déclaration suivit de si près son amour qu’il se déclara presque en même temps qu’il devint amoureux.

Quoiqu’il n’y ait rien qui excite plus la colère d’une fille et qui lui fasse plus de peine que lorsque l’on lui demande un coeur dont elle a déjà disposé, et que ceux qui s’opiniâtrent à s’en vouloir rendre maîtres causent souvent plus de haine qu’ils ne donnent d’amour et rencontrent, en cherchant le secret de plaire, 2222 celui de se rendre insupportables, Tisandre était trop heureux pour être traité comme le reste des hommes. Et si Philoxaride avait de l’amour pour Néarque (qui est ce rival de Tisandre dont je vous ai parlé), elle avait aussi de l’ambition et, cette passion étant plus forte en elle que l’amour, elle se résolut de faire bonne mine à Tisandre, parce qu’il lui pouvait faire tenir à la cour un rang beaucoup plus considérable que Néarque. Mais, comme elle avait de l’esprit et qu’elle avait témoigné beaucoup de tendresse à ce dernier, elle ne lui voulut pas donner lieu de se plaindre d’elle. C’est pourquoi, après avoir témoigné à Tisandre l’estime qu’elle faisait de sa personne et avoir fait en sorte que son père lui donnât sa parole, elle ne lui 2323 promit de l’épouser qu’à condition qu’il ne déclarerait pas l’amour qu’elle lui témoignait et qu’il dirait hautement que sa plus grande espérance venait du côté de son père, qui l’avait assuré qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que lui, ce que Tisandre promit de faire.


Pendant que ces choses se passaient, Néarque revint de la campagne où quelques affaires pressantes l’avaient appelé. Il est nécessaire que vous sachiez que, la dernière fois qu’il avait vu Philoxaride, il était sorti mal d’avec elle et, comme le sujet de leur querelle était trop léger pour rompre tout à fait, elle se résolut, pour mieux couvrir son jeu, de lui faire bonne mine, bien que lorsqu’ils se séparèrent, avant son départ, elle eût paru d’autant 2424 plus en colère qu’effectivement elle n’avait pas tort. Enfin, après lui avoir d’abord témoigné son dépit par une colère étudiée et qu’il se fut excusé, elle lui pardonna et lui protesta ensuite qu’elle l’aimait autant qu’elle avait jamais fait. A la seconde visite qu’il lui rendit elle parut triste et, après qu’il l’eut bien pressée de lui dire la cause de son chagrin, elle lui dit en soupirant que son père voulait l’obliger d’épouser Tisandre, mais qu’elle n’y consentirait jamais. Quelque temps après, elle lui dit qu’il était cause qu’elle avait eu grande dispute avec son père, qu’elle ne se pouvait plus défendre, que ses larmes ne le pouvaient toucher et que, si elle était contrainte de donner sa main à Tisandre, il serait toujours le 2525 maître de son coeur.

Enfin, elle joua son personnage avec tant d’adresse et avec un déguisement si spirituel et si naturel aux femmes qu’elle contraignit Néarque, malgré tout son malheur, d’avouer qu’il était encore trop heureux. En effet, elle l’aimait beaucoup plus que TisandreLe comportement ambivalent de Philoxaride, s’efforçant de cultiver deux relations amoureuses simultanément, correspond à celui d’une coquette. La Célimène du Misanthrope (1666) adoptera la même attitude. et l’aurait sans doute épousé dès ce temps-là, si elle ne se fût point laissée gouverner à son ambition. Et pour vous faire connaître qu’elle l’aimait toujours, il lui prit envie de savoir secrètement ce qu’il pensait en lui-même de cette affaire et s’il avait toujours la même inclination pour elle. Elle en demanda les moyens à sa confidente, appelée Zélane, pour qui elle n’avait rien de caché. Zélane, après y avoir rêvé quelque temps, 2626 se souvint qu’elle avait un parent à la campagne, nommé Zélamon, à qui Néarque écrivait tout ce qu’il avait de plus secret. Elle s’avisa de lui mander que, s’il avait quelques lettres de Néarque qui parlassent de l’amour qu’il avait pour Philoxaride, il les lui envoyât et que, par ce moyen, elle tâcherait de rompre l’hymen de Tisandre, à quoi Philoxaride paraissait fort portée, ne pouvant se résoudre à épouser un homme qui se voulait rendre son tyran en l’épousant contre sa volonté.

Zélamon, croyant avoir trouvé lieu de servir son ami, envoya à sa parente trois lettres qu’il avait de Néarque et le fit d’autant plus librement qu’il n’y avait rien dedans qui lui pût nuire. 2727

Zélane n’eut pas plus tôt ces lettres qu’elle les porta à Philoxaride, qui les lut aussitôt, selon le rang où les avait mises cette confidente, qui les avait déjà lues.

Voici par où elle commença.

NÉARQUE A ZÉLAMON

N’étant arrivé que d’hier en cette ville, vous pouvez bien vous imaginer que je ne vous puis mander d’autres nouvelles que de celles de mon amour, un amant ne perdant jamais aucune occasion d’aller voir sa maîtresse, dès qu’il est en son pouvoir et principalement lorsqu’il a été longtemps sans la voir et qu’il est sorti mal d’avec 2828 elle. C’est pourquoi je vous dirai que

J’ai vu Philoxaride et surpris dans son coeur
Un reste mal éteint de sa première ardeur.
D’abord tout son dépit s’est saisi de son âme,
Ces reproches pressants ont fait trembler ma flamme.
Mais dedans ses beaux yeux, malgré tout son courroux,
Je discernais encor quelque chose de doux
Qui semblait annoncer à mon âme confuse
Qu’on ne voulait de moi qu’une légère excuse.
Je l’ai faite d’un air, mais si passionné,
Que ce charmant objet m’a d’abord pardonnéLes vers de Néarque narrent un « dépit amoureux », semblable à celui qui avait fait le sujet de la comédie homonyme de Molière récemment publiée (novembre 1662)..

2929

Je vous écris cette nouvelle avec d’autant plus de précipitation que vous n’ignorez pas que, si nous recevons du soulagement à nous plaindre avec nos amis du mal qui nous arrive, notre joie s’augmente à leur faire part du bien.


Dès que Philoxaride eut lu cette lettre, elle dit à Zélane qu’elle était charmée de tout ce que Néarque faisait et que ses vers étaient fort naturelsLa notion de naturel fera l’objet d'autres réflexions au tome II des Nouvelles Nouvelles.. Zélane lui répondit qu’elle ne devait pas s’en étonner et que, le plus souvent, il en mêlait avec sa proseNéarque est donc un adepte du prosimètre. Ce mode de composition, qui alterne prose et vers, connaît une grande faveur tout au long des années 1660. Il est fréquemment utilisé dans les pièces galantes présentées sous forme de lettre (ainsi cette « Lettre de la cour » dans le Recueil Suze-Pellisson de 1663)., lorsqu’il écrivait à ses amis particuliers. Philoxaride lut après ce qui suit. 3030

NÉARQUE A ZÉLAMON

La joie que j’avais, lorsque je vous écrivis la dernière fois, était trop grande pour durer longtemps. Le père de Philoxaride la veut obliger d’épouser Tisandre. Cette belle m’a promis de combattre ses sentiments autant qu’il lui serait possible, mais la peine que j’ai de la voir souffrir me donne plus de chagrin que la crainte que j’ai de la perdre, ce qui me rend présentement le plus malheureux de tous les hommes.


Après que Philoxaride eut lu cette lettre, mais non pas sans pousser quelques soupirs, elle lut la dernière, que voici: 3131


Je vois bien qu’il me faut céder à mon mauvais sort : le père de Philoxaride est inexorable et les pleurs de cette aimable personne ne le peuvent toucher. Mais, quelque peine que je sente de la voir souffrir et quelque douleur que j’aie de la perdre, ses précieuses larmes, ou plutôt ses sensibles témoins de l’amour qu’elle a pour moi, me satisfont tellement que je dis, dans le fort de ma douleur, en songeant à mon rival :


Ah! j’ai pour moi, du moins, autant qu’il a pour lui,
Et je devrais bannir mon trop cruel ennui.
Si d’un propice choix il a tout l’avantage,
De mes soupirs soufferts je tire un doux présage.
3232 S’il rend quelques respects, les miens sont avoués,
S’il découvre ses feux, ils sont désapprouvés,
S’il a de son côté la puissance d’un père,
Cette belle à mes voeux ne fut jamais contraire,
Et j’ose dans mes maux éblouir ma douleur
Du glorieux espoir de posséder son coeur,
Et bien que ce rival me donne lieu de craindre,
Malgré mon peu d’espoir je ne me dois pas plaindre,
Et ce n’est pas encore être trop malheureux
De pouvoir arrêter le bonheur de ses feux,
Et quand Philoxaride approuverait sa flamme,
3333 Cet aveu, sans amour, irriterait son âme,
Et n’ayant d’autre appui qu’un rigoureux devoir,
Elle en accuserait l’impérieux pouvoir.
Quand on se donne ainsi, par un ordre barbare,
Tout ce qui doit unir est tout ce qui sépare,
Et pour moi j’aime mieux, dans ma fidèle ardeur,
Avoir son coeur sans main que sa main sans son coeurLa même opposition sera développée au t. II dans la « scène du Favori ». L’idée est largement répandue dans la littérature mondaine, à commencer par les comédies de Molière : « Peut-on être jamais satisfait en soi-même, / Lorsque par la contrainte on obtient ce qu'on aime ? / C'est un triste avantage, et l'amant généreux / À ces conditions refuse d'être heureux ; / Il ne veut rien devoir à cette violence / Qu'exercent sur nos cœurs les droits de la naissance, / Et pour l'objet qu'il aime est toujours trop zélé, / Pour souffrir qu'en victime il lui soit immolé » (Don Garcie de Navarre, v. 1712-9) ; « Moi je n’aurai jamais cette faiblesse extrême / De vouloir posséder un cœur malgré lui-même. » (L’Ecole des maris v. 995-6). ,
Car enfin, cher ami, toutes les belles âmes
Qui sentent en aimant de véritables flammes
Mettent tout leur plaisir dans l’union des coeurs :
Seule elle fait d’amour éprouver les douceurs.
3434 Quiconque veut un coeur en dépit de lui-même
Souffre et lui fait souffrir une douleur extrême
Et, l’ayant eu par force après mille combats,
Il est maître d’un bien dont il ne jouit pas.

S’il est ainsi, j’aurai plus d’avantage que lui et si, quand on aime, on ne demande que d’être aimé, je ne me dois pas plaindre, puisque le coeur de Philoxaride et le mien ne font qu’un. Je ne sais pas si je m’abuse, mais vous avouerez, du moins, que je sais bien chercher tout ce qui peut servir à ma consolation.


- Hélas! dit Philoxaride dès qu’elle eut achevé de lire, toutes ces lettres marquent justement le procédé que j’ai tenu pour le 3535 préparer à souffrir sans se désespérer que Tisandre m’épousât.

Zélane allait lui répondre, lorsqu’elle aperçut un de ses esclaves qui lui apportait une lettre. Elle l’ouvrit aussitôt et connut que c’était encore une lettre de Néarque, que Zélamon lui envoyait. Elle la donna à Philoxaride, qui la lut aussitôt.

NÉARQUE A ZÉLAMON

Il faut avouer que les femmes ont un art tout particulier de se déguiser et qu’elles n’ont qu’à parler pour persuader ce qu’elles veulent. Je croyais être heureux en perdant Philoxaride, parce que je croyais que son coeur me restait. Cependant, 3636 elle ne feignait de m’aimer que de crainte que je ne lui reprochasse son infidélité. Tisandre publie partout qu’il ne l’aimerait pas s’il n’en était aimé, qu’il n’ignore pas qu’un coeur ne se gagne point par force et qu’il ne se prépare à l’épouser que parce qu’il l’obtient d’elle-même autant que de son père. Voilà l’état de mon amour, mandez-moi ce que je dois faire.


- Espérer, dit Philoxaride avec précipitation, en achevant de lire les derniers mots de cette lettre. Après cela, elle se tut quelque temps et, s’étant fait apporter de l’encre et du papier, elle écrivit à Tisandre de désavouer ce qu’il avait dit et d’être plus discret à l’avenirLa discrétion est une des valeurs cardinales de la déontologie amoureuse mondaine : « Si quelqu’un bien traité des belles, / Fait des faveurs qu’il obtient d’elles / Un trophée à sa vanité / Qu’il soit partout si maltraité / Qu’il ne trouve que des cruelles / […] Enfin l’ingratitude est ailleurs à se taire / En amour, elle est à parler. » (Maximes et lois d’amour, lettres, billets doux et galants, poésies, 1669, p.35). , ou de perdre l’espérance de la posséder.


Le reste du jour elle fut de 3737 l’humeur la plus fâcheuse du monde et sa mélancolie fut si grande qu’elle ne se pouvait souffrir elle-même. Aussi avait-elle deux puissantes passions qui la tourmentaient, car l’amour et l’ambition, qui régnaient également dans son cœur, lui livrèrent divers combats. Elle les en chassa tour à tour et les rappela presque dans le même moment et, dans son irrésolution, elle demanda vingt fois à Zélane ce qu’elle ferait, et lui dit autant de fois qu’elle n’était pas en état d’écouter ses avis. Elle passa toute la nuit dans ces inquiétudes et, le lendemain matin, elle reçut une lettre de Tisandre capable de divertir toute autre personne que celle pour qui elle était écrite. Voici à peu près ce qu’elle contenait. 3838

Tisandre à la belle Philoxaride

Vous ne vous devez pas étonner si je publie partout que vous m'aimez, puisque, notre visage découvrant malgré nous notre joie ou notre tristesse lorsque nous ressentons l'une ou l'autre dans l'excès, ma joie a tellement paru que l'on en aurait entièrement deviné la cause, si je n'avais dit qu'elle vient de ce que vous vous êtes enfin laissé persuader de me prendre pour époux (quoique entre nous vous m'ayez assuré que vous le faisiez sans contrainte). Mais je vous avoue que, quand cette raison serait trop faible pour m'excuser, je reçois tant de plaisir d'être aimé de vous, et ce 3939 plaisir s'augmente tellement lorsque j'en parle, qu'il m'est impossible de m'en empêcher. Outre que, quand je vous ai promis de ne point dire que vous m'aimiez, je ne songeais pas que, faisant profession ouverte de vivre sans contrainte, je ne pouvais rien entreprendre contre la parole que je m'étais donnée à moi-même de ne rien faire contre mon sentiment, et le silence que vous me blâmez de n’avoir pas observé y est tellement contraire que je croirais avoir commis un crime si j'avais fait quelque chose que je n'osasse dire. D'ailleurs, ce même silence serait cause que l'on m'accuserait d'ingratitude envers vous. Toutes ces raisons vous doivent obliger à me pardonner, puisque, loin d'être criminel en disant que vous êtes juste et pitoyable, je fais voir que je suis reconnaissant et que vous n'avez pas sujet d'être 4040 en colère contre moi, puisque enfin l'on n'offense jamais une personne quand on ne dit que du bien d'elle, et que, plus elle défend que l'on en parle, plus sa modestie fait voir qu'elle est digne que l'on la loue. Mais après m'être si pleinement justifié, je vous dois dire encore que, si vous me donnez la main, vous aurez le plaisir d'avoir un époux qui ne vous déguisera rien et qui, vous découvrant ses plus secrets sentiments, vous fera voir jusqu'au fond de son cœur, ce qui vous rendra la plus heureuse personne du monde.


À peine Philoxaride avait achevé de lire que Zélane, qui ne manquait pas un jour à la venir voir, arriva chez elle et, comme elle se fut aperçue de l’émotion qui était sur son visage, elle lui en demanda la 4141 cause et, après l’avoir apprise de la bouche de cette belle Irritée et avoir même lu la lettre de Tisandre, elle lui dit que c’était là le caractère de ces gens libres et enjouésLes caractéristiques que Zélane attribue à Tisandre le rapprochent du personnage d’Amilcar, protagoniste majeur de la Clélie (1656-1660) des Scudéry, remarquable par sa propension à la raillerie., qui ne se chagrinaient de rien et que, bien qu’ils fussent de cette humeur, il s’en trouvait quelquefois et de fort amoureux et de fort constants, mais que cela n’arrivait pas souvent. Philoxaride lui dit que l’humeur de ces sortes de gens était entièrement opposée à la sienne, qu’ils n’étaient bons qu’en compagnie et que, pour elle, elle ne les aimait que lorsqu’elle avait l’esprit content, parce que ces sortes de personnes, ne quittant jamais leur humeur enjouée, étaient souvent insupportables à celles qui avaient quelque sujet de 4242 chagrin. Elles dirent encore cent choses là-dessus, qu’il serait inutile de raconter parce qu’elles ne font rien à notre sujet.

L’après-dînée, Tisandre vint voir Philoxaride. Elle le querella de ce qu’après lui avoir manqué de parole, il lui avait écrit une lettre toute pleine de railleries. Il ne lui en fit aucunes excuses et lui répondit fièrement qu’il n’avait rien autre chose à lui dire pour s’excuser que ce qu’il lui avait écrit. Philoxaride s’offensa de cette réponse et lui fit connaître son ressentiment par des paroles aussi piquantes que la chose le méritait. Tisandre, qui n’était pas d’humeur à rien souffrir, lui repartit avec son indiscrétion ordinaire et lui dit les choses du monde les plus offensantes ; et la colère 4343 de l’un et de l’autre monta jusqu’à tel point qu’ils rompirent ensemble et se séparèrent avec protestation de ne jamais renouer.

Dès le même moment, Philoxaride fut trouver son père et, comme elle avait plus de pouvoir sur son esprit qu’elle ne voulait faire croire, elle lui persuada si bien de ne la point donner à Tisandre, à cause (disait-elle) de son indiscrétion, qui le pouvait faire tomber d’aussi haut qu’elle l’avait élevé, que Philoxaris demeura d’accord de ce qu’elle voulait et lui promit qu’elle épouserait Néarque le lendemain, parce qu’il était le premier qui avait eu sa parole, ce qui se fit au grand contentement de l’un et de l’autre.


Je ne vous dirai point la sur- 4444 prise de Néarque, ni les nouvelles protestations d’amour qu’il fit à Philoxaride, aussi bien que celles d’amitié qu’il fit à Zélane, car il se persuada qu’elle en était cause, suivant ce que Zélamon lui avait écrit touchant les lettres qu’il lui avait envoyées afin qu’elle le servît auprès de Philoxaride.

Toute la cour estima Néarque heureux de trouver tant de bien avec tant de beauté. Chacun blâma Tisandre et l’on remarqua plus que jamais son indiscrétion.

Mirame, prenant la parole en cet endroit, dit qu’il avait paru plus indiscret en cette occasion qu’en toutes les autres et qu’il y avait même dans sa façon d’agir quelque chose de plus que de l’indiscrétion.

— Cependant, cet- 4545 te indiscrétion, dit Théodate en l’interrompant, lui a été plus favorable que vous ne pensez, puisque, s’il n’eût été en cette occasion le plus indiscret des hommes, il eût été le plus malheureux. Car, Philoxaris étant mort, peu de temps après on connut que ses dettes étaient beaucoup plus grandes que son bien et, quoique dans tous les siècles il y eût eu des gens qui, n’étant riches que dans l’opinion du monde, n’avaient pu le détromper qu’après leur mort, chacun ne laissa pas de paraître extraordinairement surpris et surtout Néarque, qui s’était imaginé de trouver de grands biens. Mais ce qui le fâcha encore plus, ce fut que Philoxaride, loin de plaindre son infortune et de s’en servir pour abaisser son or- 4646 gueil, devint d’une humeur si insupportable qu’après avoir longtemps souffert son caprice, il fut contraint de se séparer d’avec elle, ce que Tisandre voyant, il se résolut de vivre plus que jamais selon sa fantaisie et de ne se gêner pour quoi que ce fût au monde, disant, par un pressentiment de ce qui lui arriva depuis, que s’il devait être heureux un jour, le bonheur le viendrait chercher sans qu’il allât au-devant de lui. Il y vint en effet et le sort ne l’éleva que par des moyens qui vraisemblablement devaient précipiter sa ruine.

— Juste ciel ! s’écria Zélinde en cet endroit, que l’on est souvent trompé par les jugements que l’on fait et que cet exemple montre bien que l’on ne doit pas 4747 toujours croire l’apparence. Il n’y a personne qui n’accusât Tisandre d’indiscrétion d’avoir rompu par sa faute avec Philoxaride, puisque, selon toutes les apparences du monde, il devait être heureux en l’épousant. Cependant il eût été le plus infortuné des hommes. Mais poursuivez, de grâce, ajouta cette belle en se retournant vers Théodate, car je trouve des choses si particulières dans l’histoire de Tisandre que je ne me pourrais résoudre à sortir d’ici avant que de la savoir tout entière.

Théodate, après avoir témoigné qu’il allait satisfaire à son désir, poursuivit ainsi :

— Il y avait alors en Nubie deux princes également puissants, dont l’un s’appelait Sirame et l’autre Polibe, qui, ayant eu autrefois un 4848 différend ensemble, avaient été raccommodés par Tisimon, ministre du roi de Nubie. Mais comme il arrive rarement que ces sortes d’accommodements soient à la satisfaction de l’un et de l’autre, Sirame n’avait jamais témoigné en être content. C’est pourquoi, après la mort de Tisimon, qui arriva quelque temps après la paix conclue, il se résolut de chercher les moyens de renouveler leur ancienne querelle et, comme Tisandre venait souvent chez lui parce qu’il lui avait quelque obligation, il s’avisa de dire cent choses contre Polibe, se doutant bien que Tisandre, sans y faire de réflexion ou du moins sans y en faire assez, les publierait partoutL’incapacité à conserver un secret, au détriment de la réputation d'autrui, est aussi une des caractéristiques de l’indiscrétion de Tisandre..

La chose arriva comme il se l’était imaginée et, comme ces dis- 4949 cours furent venus aux oreilles de Polibe, il dit de Tisandre ce qu’on aurait dit du dernier des hommes et usa de grandes menaces envers lui, ce qu’ayant appris Sirame, qui ne désirait que d’être mis en jeu afin de pouvoir tirer raison de son différend, qu’il disait avoir été jugé à l’avantage de son ennemi, donna de grands biens à Tisandre et lui en promit encore de plus considérables s’il voulait tenir tête à Polibe et soutenir qu’il n’avait rien dit qu’il ne pût prouver.

Tisandre, qui était le plus téméraire de tous les hommes et qui, de plus, se sentait piqué jusqu’au vif, ne manqua pas de s’acquitter de cette commission. Il eut même la hardiesse de porter un cartelEn portant un cartel de la part de Sirame, Tisandre s’implique dans le duel qui oppose les deux hommes et sera appelé ensuite à y participer comme témoin, ce qui l’amènera à prendre part au combat. Il risque donc sa vie. à Polibe de la part de Sirame. Chacun blâma sa 5050 témérité et son indiscrétion, et Polibe, qui était fort puissant parce qu’outre sa naissance il avait beaucoup d’amis, l’allait sans doute faire repentir de son audace et faire poursuivre par toute la terre, plutôt que de n’en pas tirer vengeance, si, pour le bonheur de Tisandre, il ne fût tombé malade. En effet, ce fut bien pour son bonheur, car Polibe, se voyant sur le point de mourir, se raccommoda derechef avec Sirame et pardonna à Tisandre, puis mourut peu de temps après.

Sirame, qui était tout à fait riche et qui avait eu la satisfaction qu’il souhaitait, considérant les bons offices que Tisandre lui avait rendus, et qu’il avait exposé sa vie pour le servir, lui fit encore plus de bien qu’il 5151 ne lui avait promis et lui donna plus qu’il n’avait jamais eu du roi, bien qu’il en eût reçu un gouvernement considérable. Ainsi son engagement inconsidéré ou plutôt son indiscrétion lui produisirent de grands biens presque dans le même temps qu’elles devaient causer sa perte.


Peu de temps après, Tisandre fut obligé d’aller faire un tour à son gouvernement et, comme les affaires qui l’y appelaient étaient pressantes et qu’il y devait aller avec diligence, il prit seulement deux de ses gens avec lui et choisit pour ce voyage les meilleurs de ses chevaux. Il arriva heureusement au lieu où il allait et, sitôt que ses affaires furent faites, il en partit dans le même équipage pour s’en reve 5252nir à la cour. Il rencontra, comme il s’en revenait, à trois ou quatre journées de Dangala, un des plus grands seigneurs de la cour de Nubie, qui revenait d’une de ses maisons de campagne, suivi seulement de deux personnes afin d’aller plus vite. Tisandre, l’ayant reconnu, le fut saluer et, comme ils retournaient tous deux à Dangala, ils poursuivirent ensemble leur chemin.

Mais il arriva que le lendemainL’épisode des brigands qui débute ici, et qui s’étend jusqu’à la p. 64, se distingue des récits appartenant à la tradition des histoires de larrons (Histoire générale des larrons, 1629 ; L’Antiquité des larrons, 1631 ; Marcos de Obregon, dans la traduction de Vital d’Audiguier, 1618). Il n’est pas impossible, dès lors, que son inspiration soit à chercher dans un des nombreux récits de voyage publiés à cette époque, dans lesquels la thématique des voleurs est récurrente (au premier rang de ceux-ci la Relation d’un voyage faite au Levant de Thévenot. parue en 1664, mais dont le contenu circulait bien avant sa parution). On sait en effet que la nouvelle du « Prince Tyanès » au tome II recycle une péripétie tirée du même fonds. Cela dit, l’épisode que relate Donneau possède plusieurs éléments communs avec l’histoire d’Ali Baba (Aarne-Thompson 954), attestée pour la première fois dans la traduction des Mille et une nuits (1701) de Galland : obtention inopinée et miraculeuse d’un butin qui fait du héros « le plus riche des hommes » ; découverte d’un repère de brigands ; appropriation du butin ; disparition des possesseurs originaux (mort sanglante pour la plupart). Toutefois cette histoire ne figure pas dans les manuscrits arabes sur lesquels se fonde la constitution du recueil. L’état de la recherche actuelle amène à considérer que Galland l’a développée à partir d’une narration faite par un moine maronite d’Alep. , la nuit les ayant surpris dans une forêt, ils aperçurent de loin de la lumière et, comme ils en furent proches, ils connurent qu’elle venait d’une maison qui était seule dans cet endroit de la forêt. Tisandre, voyant ses chevaux fatigués, voulut y loger. Sinamon, qui est celui qu’il avait rencontré, fit ce qu’il put 5353 pour l’en détournerÉpisode comparable chez Thévenot, lorsque le protagoniste insiste pour explorer un endroit dangereux malgré les mises en gardes du consul français. Le voyageur tombe cependant malade avant de poursuivre son projet, tandis que Donneau exploite une virtualité du récit : que serait-il advenu s’il avait poursuivi cette entreprise ? Cette pratique de Donneau est attestée dans ses Nouvelles galantes, comique et tragiques (1669). Au tome II, la nouvelle intitulée « Il est difficile de tromper longtemps un jaloux » reprend une aventure publiée quelques mois plus tôt par le gazetier Robinet, celle d’un amant enfermé dans un coffre qui meurt asphyxié. Dans sa nouvelle, Donneau de Visé imagine au contraire que l’amant s’échappe, ce qui lui permet de poursuivre le récit. et lui dit que l’on l’avait assuré que ce lieu était dangereux. Tisandre ne crut point ses avis et Sinamon, voyant qu’il ne pouvait rien gagner sur son esprit, après lui avoir dit en riant que cette indiscrétion ne lui serait peut-être pas si favorable que les précédentes, le quitta pour aller coucher à un village qui était au bout de la même forêt et aima mieux marcher deux heures plus avant dans la nuit que de se livrer à un danger manifeste.

Tisandre ne fut pas plus tôt entré dans cette maison qu’il vit trois ou quatre personnes qui nageaient dans leur sang, deux desquelles donnaient encore quelques signes de vie, mais qui n’avaient pas toutefois la force de parler. Il en vit encore deux 5454 autres dans le même lieu, qui tenaient leur épée toute ensanglantée du meurtre qu’ils venaient de faire, mais qui ne paraissaient nullement blessés. L’un d’eux n’eut pas plus tôt aperçu Tisandre qu’il se jeta à ses genoux et lui dit :

— Seigneur, quoique vous soyez dans une maison où plusieurs personnes ont péri, croyez que votre bonheur vous y a conduit et que vous n’êtes arrivé en ce lieu que pour recevoir des présents de la fortune, où tant d’autres ont reçu la mort. L’honneur que nous avons eu, dit-il, mon compagnon et moi (en montrant celui qui était auprès de lui) de combattre sous vous et les biens que nous en avons reçus, nous obligent à vous en faire à notre tour. C’est pourquoi je vais vous dire en peu 5555 de mots, pourvu que vous me le permettiez, quel est ce lieu, qui sont ceux que vous voyez étendus sur la place et qui viennent de perdre la vie presque à vos yeux, et enfin le moyen d’être bientôt le plus riche des hommes.

Ces paroles dissipèrent en quelque façon la crainte que ceux qui accompagnaient Tisandre avaient conçue d’un si surprenant et si affreux spectacle, et firent paraître plus de surprise sur le visage de cet audacieux conquérant que la vue de cette sanglante chambre, ou plutôt de ce temple de la mort n’y avait fait paraître d’étonnement et de crainte. Mais il faut avouer à son avantage que cette surprise ne venait que de la nouveauté d’un discours si peu attendu dans un 5656 lieu semblable. C’est pourquoi Tisandre, après avoir un peu adouci ses yeux, qui paraissaient enflammés de colère et qui n’avaient rien que de menaçant, permit à celui qui avait commencé de parler de dire tout ce qu’il voudrait. Après cette permission, le même continua de la sorte :

— Vous saurez donc, Seigneur, que la paix ne fut pas plus tôt conclue entre le roi de Nubie et celui d’Égypte que nous nous joignîmes une douzaine ensemble et, après avoir fait serment de ne nous point abandonner et de ne nous point découvrir l’un l’autre, nous nous résolûmes de vivre aux dépens de tout le monde, de prendre partout et à tous tout ce que nous pourrions trouver, alors que nous serions les 5757 plus forts, et de le faire par adresse lorsque la force nous manquerait.

Après avoir fait quelque temps ce métier, nous rencontrâmes deux hommes qui avaient presque toute leur vie fait la même chose et qui étaient restés seuls d’une bande non moins grande que la nôtre, qui, après s’être joints avec nous, nous indiquèrent cette maison, qui avait toujours servi de retraite à leurs compagnons et à eux. Nous nous y sommes toujours retirés depuis et notre bonheur a été si grand que depuis le peu de temps que la paix est faite, nous avons amassé de grandes richesses. Nous avons toujours été séparés en deux bandes, et cependant que l’une a été battre la campagne, l’autre est toujours demeurée ici pour 5858 attendre ceux que leur mauvais sort y vient conduire. Peut-être vous imaginez-vous que ceux que vous voyez morts à vos pieds soient de ce nombre. Mais sachez que ce sont de nos gens, qui, nous ayant querellés et qui, ayant voulu emporter une partie des biens qui sont ici cependant que le reste de nos compagnons sont à la campagne, ont enfin reçu par nos mains le châtiment que leur insolente audace méritait.

À peine notre combat finissait-il quand vous êtes entré et, dans la fureur où nous étions, un nombre dix fois plus grand que le nôtre n’eût pas été capable de nous étonner ; et nous étions déjà prêts à vous attaquer, lorsque nous vous avons reconnu pour l’invincible Tisandre, à qui nous avons vu 5959 faire tant de si belles et de si surprenantes actions ; et je vous avoue, Seigneur, que dans l’état où nous étions, vous êtes le seul au monde qui pût imprimer du respect et de la crainte à des gens qui s’étaient tellement abandonnés à leur colère qu’à peine se connaissaient-ils eux-mêmes.

Voilà, et quel est ce lieu, et qui nous sommes, et quels sont les morts que vous voyez. Et pour ce qui est des richesses que nous vous avons fait espérer, nous vous les allons donner présentement, après toutefois que vous nous aurez promis que, s’il arrive jamais que nous soyons pris et accusés, vous emploierez tout votre crédit pour nous faire donner la vie. Ne croyez pas que la crainte de la perdre présentement, par la connaissance que 6060 nous avons de votre valeur, nous fasse agir de la sorte. Vous ne sauriez point combien nous sommes si nous ne vous l’avions dit, et même sans y être contraints, et vous nous auriez toujours crus en plus grand nombre, outre que nous avons un signal pour faire venir nos compagnons qui nous auraient bientôt secourus, et que, de plus, il vous est impossible de découvrir le lieu où sont nos richesses.


Après que Tisandre leur eut témoigné qu’il reconnaissait leur bonne volonté et leur eut promis de s’employer pour leur faire avoir leur grâce, même avant qu’ils fussent pris, ils couvrirent une table d’orCette scène est représentée sur la gravure placée à l’orée de cette première partie (p. 1), d’argent et de pierreries de grand prix. Tisandre s’en chargea et fit charger ses gens aussi bien que leurs chevaux 6161 de tout ce qu’il y avait de plus précieux dans ce lieu. Après quoi il sortit, escorté de ces deux mêmes hommes qui lui avaient tant donné de biens et qui lui avaient conseillé de ne pas demeurer plus longtemps dans cette maison, de crainte que leurs compagnons ne revinssent de la campagne. Mais ce qui fut encore plus agréable à Tisandre, c’est qu’ils lui dirent dans le chemin que tout ce qu’il remportait de pierreries et de plus considérable n’appartenait point à ceux de Dangala et ne pouvait être reconnu ni recherché de personne, qu’il y avait fort longtemps que ceux qui étaient avant eux en ce lieu les y avaient mis, et que la plupart de ce butin avait été fait dans des pays étrangers ou à des marchands étrangers, ce qui 6262 réjouit beaucoup notre heureux indiscret, jugeant par là que ce bien lui demeurerait.

Le jour eut à peine commencé de paraître que ces deux prodigues du bien d’autrui quittèrent Tisandre, après l’avoir prié de se ressouvenir de la parole qu’il leur avait donnée, ce qu’il leur promit une seconde fois.

Notre fortuné voyageur ne fut pas plus tôt à la cour qu’il publia le bonheur qui lui était arrivé et en dit toutes les circonstances, ce qui fut cause que l’on envoya force gens dans cette maison pour se saisir de ceux qui s’y rencontreraient ou pour la faire démolir en cas qu’ils n’y trouvassent personne, afin qu’elle ne pût désormais servir à de semblables retraites, ce qu’ils furent obligés de faire, n’y ayant trouvé 6363 que des morts. Et la raison est, comme l’on croit, que ceux qui y retournèrent, ayant trouvé plus de la moitié de leurs compagnons morts et la plupart de leurs richesses enlevées, avaient cru que l’on était venu dans ce lieu pour les surprendre et avaient pris la fuite, après en avoir emporté tout ce qui leur restait.

Mais pour retourner à notre héros, l’on parla longtemps de son bonheur, parce que l’on ne se peut lasser de parler des choses extraordinaires« Naturellement l'esprit des hommes aime les choses extraordinaires et qui ont de la nouveauté » (M. et G. de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus, 1656, partie 4, livre 1, p. 45)., et ce qui en fit encore parler davantage, ce fut que l’on apprit que Sinamon, qui s’était voulu précautionner contre un danger manifeste, avait été attaqué après avoir quitté Tisandre, que l’on l’avait volé et qu’il avait même reçu quelques légères blessures. 6464

La prudente précaution dont avait usé Sinamon et les richesses que Tisandre avait trouvées pour ne l’avoir pas voulu suivre, firent faire cent exclamations à tout le monde. Et plus l’on examinait la conduite du premier et l’on remarquait sa prudence, plus l’indiscrétion du dernier paraissait dans son bonheur, tellement que Tisandre, voyant que la fortune toute favorable qu’elle lui était, ne lui pouvait ôter le nom d’indiscret, comme il se l’était imaginé, se résolut de mettre la main à la plume pour justifier sa conduite et de faire un discours qui pût courir par toute la cour, ce qu’il fit avec beaucoup de succès puisqu’il servit à faire connaître qu’il avait du moins autant d’esprit que d’indiscrétion , comme vous pouvez voir. Le discours de Timandre, présenté sous le titre de « L’Indiscret justifié » (p. 65-75), trouvera une réponse dans une pièce intitulée « L’Indiscret condamné » (p. 75-82), qui lui fera suite. 6565

L’INDISCRET JUSTIFIÉ

Bien que ce discours ait pour titre L’Indiscret justifié, je n’ai toutefois prétendu travailler qu’à ma justification et non pas à celle de tous les indiscrets, parce que je ne sais pas quel motif les pousse à prendre ce parti, et que, quelque raisonnables ou ridicules que les actions des hommes paraissent à nos yeux, l’on n’en doit jamais jugerPrincipe de philosophie sceptique : « II est donc très dangereux de juger de la probité ou improbité d'un homme par les actions : il faut sonder au dedans quels ressorts causent ce mouvement et donnent le branle » (Charron, De la sagesse, éd. de 1662, p. 264). si l’on ne connaît et quel est leur dessein et quelle raison les fait agir.

Mais si j’ignore leurs pensées là-dessus, je ne dois pas ignorer les miennes. C’est pourquoi j’avoue hautement que, pour vivre sans chagrin et sans peineLes principes de Tisandre constituent une variante de la doctrine épicurienne : ataraxie (« vivre sans chagrin et sans peine ») et suffisance à soi (« accorder tout à ma fantaisie et de ne me rien refuser à moi-même »)., j’ai résolu de ne me gêner pour quoi que ce fût au monde, d’accorder tout à ma fantaisie et de ne me rien refuser à 6666 moi-même, croyant que c’était là le véritable secret de vivre heureux. Et dans cette résolution, je joue souvent divers personnages et je suis tantôt prudent et tantôt indiscret, selon que m’y porte mon désir, qui est le guide de toutes mes actions.

Mais comme les choses qui font le plus d’éclat se font d’ordinaire le plus remarquer, il est arrivé que quelques légères indiscrétions que j’ai faites, dont les unes m’ont donné beaucoup de bien et les autres beaucoup de divertissement, m’ont fait passer pour le plus indiscret des hommes, ce qui me donne lieu de dire, pour me défendre, que l’indiscrétion, loin d’être condamnable, est utile à ceux qui s’en servent, comme moi, pour s’épargner la peine et le chagrin que causent souvent les affaires du monde. J’ose dire encore plus, et je soutiens que l’indiscrétion, de la manière que je la 6767 prends, et la prudence ne sont qu’une même chose, et que ce qui passe pour indiscrétion chez l’un passe pour prudence chez l’autre, puisqu’il est constant que

Tels blâment en autrui ce que d’autres estiment,

et que, par un sentiment plus commun et plus naturel,

Tel condamne en autrui ce qu’il approuve en soiVariation sur le vers précédent, inspirée par l’idée énoncée à la ligne suivante (« Nous faisons tous bien à notre sens »), que Molière venait d’illustrer dans L’Ecole des femmes (« Un chacun est chaussé de son opinion »)..

Nous faisons tous bien à notre sens. Cependant les actions des uns semblent ridicules aux autres, nul n’a encore pu trouver l’art de plaire à tout le mondeCf « Le Meunier, son fils et l’âne » de La Fontaine, qui paraîtra au Livre III des Fables choisies mises en vers en 1668. La même histoire figurait également dans la Vie de Malherbe de Racan, publiée en 1672, mais dont la mise en circulation manuscrite est largement antérieure. et ne le trouvera jamais. S’il est ainsi, sommes-nous pas insensés de nous donner tant de peine pour avoir une chose que nous sommes 6868 assurés de ne pouvoir jamais acquérir ? Cependant nous croyons tous faire bien et acquérir tout ce que nous désirons en suivant des chemins battus, en marchant sur les traces des autres, et en faisant pour ainsi dire toutes nos affaires par les voies ordinaires, comme s’il fallait toujours tout donner à l’apparence et s’il était impossible de s’égarer dans un beau chemin. La timidité des hommes, qui croiraient être perdus et manquer de tout s’ils abandonnaient quelque chose au hasard, les empêche de tenter des moyens extraordinairesAutre critère définissant l’indiscrétion selon la conception de Donneau. pour venir plus tôt à bout de leurs desseins.

Encore, si les voies qu’ils prennent étaient sûres, s’il y avait des moyens établis pour réussir, et que l’on pût dire à une personne : «Si vous agissez de la sorte, vous viendrez assurément à bout de ce que vous souhaitez», je blâmerais 6969 ceux qui ne les suivraient pas. Mais puisqu’il n’y en a point, pourquoi me blâme-t-on d’obéir à ma fantaisieCf. L’Ecole des maris, v. 7-8 : « J’ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre, / Et me trouve fort bien de ma façon de vivre ». ? Je la veux suivre, puisque je m’en suis bien trouvé jusqu’ici. Je ne veux point courtiser la Fortune, je veux voir si elle me viendra chercher sans que j’aille au-devant d’elle. Peut-être que j’irais d’un côté et qu’elle viendrait de l’autre. Puisque je ne sais pas le chemin qu’elle doit tenir, c’est-à-dire par où elle me doit faire du bien, j’aurai du moins cet avantage que, quand elle viendra, je n’aurai point acheté ses faveurs par beaucoup de soins et par beaucoup de peines et ne me serai point mis en état, par mes soucis et par mes fatigues, de ne pouvoir jouir que peu de temps de ses présents et, s’il arrive qu’elle ne m’en fasse point, je me consolerai facilement et n’aurai point sujet de m’emporter contre cette déesse, 7070 n’ayant point travaillé pour en obtenir des faveurs et n’étant point du nombre de ceux qui

Avec bien du travail poursuivent du souciCe vers ne semble pas attesté en-dehors de cette occurrence. .

Que l’on ne me dise point que, travaillant de leur bon gré, ils trouvent du plaisir dans la peine qu’ils se donnent. Nous aimons naturellement le plaisir, la liberté et le repos, et toute la peine que l’on prend pendant sa vie pour s’agrandir et pour avoir du bien détruit entièrement ces trois chosesL’idée énoncée dans ces quelques lignes correspond à la doctrine épicurienne du plaisir. Voir en particulier les maximes VII et VIII d’Epicure (Diogène Laerce, Vie des philosophes, 1668, p. 847, « Il y a eu des hommes… » et « Il n’y a point de plaisir… »). On la retrouve également sous une autre forme dans les Pensées de Pascal (éd. de 1669, p. 211), car le chagrin que donne la crainte de ne pas réussir dans ce que l’on entreprend empêche de pouvoir goûter parfaitement aucun plaisir. L’on n’a point de repos, parce que l’on ne se donne pas le temps d’en prendre, lorsque l’on s’est donné quelques affaires.

Et pour ce qui regarde la 7171 liberté, l’on la perd entièrement en s’imposant soi-même de la peine et du travail, ce que l’on ne ferait pas si l’on prenait conseil des sentiments naturels qui ne demandent que notre plaisir, notre repos et notre liberté. Pour moi, j’avoue que je les suis presque en toutes choses et qu’ils ne me conseillent point de vivre comme le reste des hommes, d’autant que ce que la plupart appellent Prudence est la vertu des misérablesMême expression au tome II, 2 de l’Almahide (1661), à propos de la patience. : ils l’embrassent parce qu’ils ne savent plus à quel parti se rendre. Il est vrai qu’elle leur donne quelque réputation, mais qui ne leur sert de rien, cependant que de son côté la fortune élève ceux qui se jettent entre ses bras, comme les généreux, les hardis, les entreprenants, en un mot tous ceux dont l’esprit est extraordinaire. Mais comme elle leur ôte souvent ses présents avec ignominie, ils sont après beau- 7272coup plus fâchés contre elle que si elle ne leur en avait jamais donné.

Ces raisons m’obligent à ne suivre ni la prudence ni la fortune. Je veux vivre d’une manière dont on n’a encore vu vivre personne et, ma façon d’agir étant extraordinaire, elle se fera remarquer et fera parler de moi par toute la terre ; et s’il arrive par hasard que je réussisse, je passerai pour un grand homme, puisque l’on dit de l’indiscrétion ce que l’on dit de l’ambition, que

Heureuse elle est vertu, malheureuse elle est crime.

Ainsi je puis être estimé, je puis passer pour un illustre et pour un grand homme, et je ne puis jamais être malheureux, parce que la fortune ne saurait s’attaquer à moi et que le bon et le mauvais sort ne me peuvent ébranlerC’est l’état d’ataraxie auquel parvient le sage selon Epicure (Maxime XVI).. 7373

Cette pièce fit beaucoup de bruit à la cour et, si l’on n’eût été persuadé de l’esprit de Tisandre et que l’on ne se fût ressouvenu de la charge qu’il possédait avant que d’aller à l’armée, l’on aurait eu de la peine à croire qu’il en eût été l’auteur.


Quelque temps après avoir fait ce discours, il dit à un de ses amis qu’ayant attentivement considéré toutes ses actions, il avait remarqué qu’il avait été plus indiscret qu’il ne s’était imaginé le devoir être quand il prit résolution de suivre son caprice, comme vous avez vu au commencement de cette histoire, et qu’en ayant conçu quelque dépit, il se résolut de faire une pièce qui justifiât son procédé ; mais qu’après l’avoir faite, les raisons qu’il avait données de son indiscré- 7474tion le persuadèrent si bien lui-même qu’il crut qu’en suivant dorénavant son caprice, il trouverait le secret de vivre heureux. Il ne fut pas le seul qui conçut cette pensée et plusieurs personnes, ayant lu son discours de L’Indiscret justifié, se trouvèrent de son sentiment, tellement qu’il y eut pour lors grand nombre de personnes à la cour qui prirent le parti de l’Indiscrétion et qui furent appelés les Indiscrets, ce qui donna lieu à une personne dont on n’a pu savoir le nom de faire courir un discours opposé à celui que Tisandre avait fait, dont voici à peu près le sens.7575

L’INDISCRET CONDAMNÉ

Ce n’est pas pour acquérir de la réputation que j’entreprends de parler contre les Indiscrets. L’esprit ne paraît jamais dans un discours où la raison défend sa cause, et qui surmonte de faibles ennemis et qui n’ont pas d’armes suffisantes pour se défendre, doit triompher sans remporter beaucoup de gloire. C’est ce que je vais faire en faisant la guerre aux Indiscrets, qui n’ont point d’armes suffisantes pour se défendre, c’est-à-dire de raisons assez fortes pour justifier leur indiscrétion.

Tisandre, qui en est le chef, assure que, pour vivre heureux et sans chagrin, il faut suivre son caprice et tout accorder à sa fantaisie et à ses 7676 désirs. Mais il ne prend pas garde que cette fantaisie lui peut souvent causer le chagrin qu’il veut fuir, en lui faisant souhaiter des choses impossibles, et qu’ainsi, ses désirs n’étant pas remplis, il se donne insensiblement de la peine (pour venir à bout de ce qu’il souhaite) dans le même temps qu’il se propose de n’en pas prendre. Il ne songe pas encore que, lorsqu’il suit son caprice, il change souvent de résolution, ce qui ne le fait pas moins paraître inconstant qu’indiscret. Mais j’ai tort de m’attaquer à son inconstance et de la faire remarquer, puisqu’il est certain que l’on ne peut être indiscret sans avoir la plupart de tous les vices.

Il ajoute, pour se justifier, que ce que les uns blâment, les autres l’approuvent, que l’on n’a point encore trouvé l’art de plaire à tout le monde et que, par cette raison, l’on a tort de 7777 poursuivre une chose que l’on sait bien que l’on n’aura jamais. Mais si l’on n’a pas trouvé l’art de plaire à tout le monde, l’on a trouvé celui de plaire à la plus grande partie et de s’en faire estimer. Et comme en de semblables rencontres le plus grand nombre est pris pour tout le monde, que c’est lui qui donne toute la gloire et tout l’avantage que l’on peut espérer des belles actions, il est glorieux de l’avoir de son côté« Toujours au plus grand nombre on doit s’accommoder » (Molière, L’Ecole des maris, v. 41). .

Il dit, de plus, qu’il n’y a point de moyens assurés pour venir à bout d’une chose. Mais il ne considère pas que, s’ils ne sont pas tout à fait assurés, l’on les peut suivre sans rien hasarder et sans être blâmé, puisque ceux qui réussissent autrement ne tirent aucune gloire de ce qui leur succède et que l’on attribue tout ce qui leur arrive au hasard et à la fortune, ce qui se fait avec beaucoup de justice, puis-7878 que l’on a de tout temps attribué à cette même fortune le bonheur de ceux qui viennent à bout de leurs entreprises par tout ce qui les devrait faire périr. Et quoique Tisandre assure que l’on ne doit pas toujours suivre les sentiers battus et les voies ordinaires, l’on ne vit jamais de personnes raisonnables avoir dessein d’aller en un lieu et prendre pour cet effet des chemins entièrement opposés à l’endroit où ils veulent aller.

Il faut risquer, disent les indiscrets, pour venir plus tôt à bout de ce que l’on souhaite. Ils risquent, en effet, mais c’est ce qu’ils ne peuvent jamais recouvrir, ni par le bon ni par le mauvais succès, puisqu’ils hasardent leur réputation et qu’ils la perdent aussitôt qu’ils l’ont hasardée. Ils n’entreprennent rien qui ne soit difficile et veulent réussir par des moyens si éloignés que, sans un 7979 miracle, ils ne peuvent venir à bout de leurs desseins, de sorte qu’il faut que le ciel en produise pour faire réussir leurs actions. Néanmoins, ils s’imaginent être de grands hommes quand le bonheur veut qu’ils réussissent une fois, comme si le bien qui leur arrive empêchait qu’ils n’eussent mal fait avant que de l’avoir.

Tout ce qui est utile est glorieux à leur sentiment et, suivant le discours de Tisandre, ils disent de l’indiscrétion ce que l’on dit de l’ambition, que

Heureuse elle est vertu, malheureuse elle est crime.

Mais ils se trompent s’ils croient que l’on les estime véritablement quand ils réussissent ou par l’une ou l’autre. Les ambitieux sont toujours en horreur« Nous ne pouvons prononcer le mot d’ambitieux sans laisser quelque tache sur la personne de qui nous parlons, parce que c’est une parole qui se prend, en parlant, toujours de mauvaise part » (La Mothe le Vayer, « De l’orgueil et de l’humilité », Oeuvres, 1662, t. II, p. 88). Dans l’ « Histoire d’Hésiode » relatée au sein de la Clélie des Scudéry (Quatrième Partie, 1660), le personnage de l’ambitieux Lysicrate est unanimement réprouvé. La dénonciation de l’ambitieux sans scrupule sera développée au tome II des Nouvelles Nouvelles. , bien que quelquefois l’on 8080 admire leur conduite. Et quand l’on fait paraître de l’estime pour eux, ce n’est qu’une estime de contrainte, une estime fardée, une estime, en un mot, que la politique et la crainte de leur pouvoir obligent à montrer pour leurs personnes. Enfin, le grand bonheur des ambitieux et des indiscrets ne sert qu’à mieux faire remarquer les crimes des uns et l’indiscrétion des autres, et à examiner les degrés, ou plutôt les coupables et téméraires moyens, par où ils sont entrés dans le temple de la Fortune. Laissons-y les ambitieux en repos, ils n’en prennent pas souvent, et disons encore un mot des indiscrets, pour leur répondre quand ils disent qu’ils ne vivent de la manière qu’ils font que pour vivre contents, pour éviter de se donner de la peine et pour ne pas acheter les faveurs de la Fortune. Mais ils se trompent s’ils croient 8181 que les autres ne peuvent vivre contents s’ils ne vivent comme eux. Quand ils ont de la vertu, ils trouvent du plaisir dans la bonne et dans la mauvaise fortune. S’ils réussissent après avoir bien travaillé, le plaisir leur en semble beaucoup plus doux, tant il est vrai qu’après la peine on goûte mieux le plaisir,

Et qu’après la tristesse on goûte mieux la joieVers non attesté en-dehors de cette occurrence..


Et s’il arrive aussi que le sort leur soit contraire, ils ne laissent pas de ressentir en eux-mêmes un secret contentement d’avoir fait ce qu’ils doivent, qui les satisfait plus que le regret de la peine qu’ils se sont en vain donnée ne les tourmente, ce qui leur fait supporter avec un courage héroïque les insolents caprices de la Fortune, ce qui les fait vivre heu-8282reux dans leur malheur et contents dans leur disgrâce, et ce qui leur fait enfin goûter autant de joie qu’en reçoivent les indiscrets prospérant, mais avec cette différence que l’on blâme ces derniers dans la bonne et dans la mauvaise fortune, et que les autres sont estimés dans l’une et dans l’autre.

Cette pièce fut reçue comme toutes les choses du monde : les uns la louèrent, les autres la blâmèrent, elle eut des partisans, elle eut des censeurs, elle fut regardée avec admiration, elle fut vue avec indifférence, elle effaça celle de Tisandre au sentiment des uns, elle lui donna de l’éclat au sentiment des autres, mais il est constant que L’Indiscret condamné ne fit pas moins de bruit que L’Indiscret justifié en avait 8383 fait.

Mais quelque approbation qu’il eût, Tisandre, qui, comme je vous ai déjà dit, avait trouvé dans son propre ouvrage des raisons assez convaincantes pour le pousser à vivre comme il avait déjà commencé, continua d’autant plus facilement à suivre sa manière de vivre qu’il en avait déjà pris l’habitude. C’est pourquoi, sans faire plus de réflexion sur ses actions qu’il en avait fait par le passé, il fit l’amour à la princesse Ermine, fille d’un des premiers princes du royaume, et qui en était regardée comme l’héritière parce que le roi n’avait ni enfants ni parents. Quoique Tisandre fût pour lors un des plus riches de Nubie, toute la cour ne laissa pas d’apprendre cet amour avec étonnement. Mais elle en fit encore 8484 paraître bien davantage lorsqu’elle apprit qu’Ermine répondait à ses désirs et qu’elle l’aimait autant qu’elle en était aimée. La passion de l’un et de l’autre fit d’abord tant de bruit qu’elle fut sue du père de cette belle avant que Tisandre lui en eût demandé l’aveu. Il s’emporta contre sa fille et lui défendit de parler jamais à cet audacieux amant. Ensuite, il fit dire à Tisandre qu’il étouffât toutes ses espérancesLa situation - topique - venait d’être illustrée dans Les Fâcheux de Molière : « Oui Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux, / Tout de nouveau s'oppose aux plus doux de mes vœux, / À son aimable nièce a défendu ma vue » (v. 597-599). On la retrouvera dans la « scène du Favori au tome II des Nouvelles Nouvelles. et que, s’il apprenait qu’il osât encore prétendre à sa fille, il le ferait repentir de sa témérité.


Ce mauvais traitement causa un tel dépit à Tisandre qu’il eût voulu pour toutes les choses du monde n’avoir jamais parlé à Ermine. Il partit de la cour dès le lendemain pour aller demeurer 8585 quelque temps à Nubie, qui est une des capitales du royaumeL’information est confirmée par la Description générale de l’Afrique de D’Avity, p. 374. du même nom, aussi bien que Dangala. Et comme il avait résolu de se marier il y avait longtemps et qu’il avait déjà fait l’amour à deux personnes sans qu’il se fût rien conclu avec elles, il se résolut de ne point partir de Nubie qu’il ne fût marié, et de prendre la première personne qui lui plairait et dont il serait aimé, sans s’amuser à perdre le temps que l’on a coutume de consommer en préparations inutiles et en discours et amusements superflus.

Il vit pour cet effet tout ce qu’il y avait de belles personnes à Nubie et il n’en trouva point qui lui plût davantage que l’incomparable Argeinde. Elle était parfaitement belle, elle était riche, elle avait de la naissance, 8686 et ses plus proches parents (car elle n’avait plus ni père ni mère) trouvèrent que Tisandre leur faisait beaucoup d’honneur de vouloir entrer dans leur famille, tellement que l’affaire fut bientôt en état d’être conclue. Comme Tisandre s’était rendu remarquable par sa valeur et par les aventures qui lui étaient arrivées, ses actions étaient plus examinées que celles de tous les grands de la cour. C’est pourquoi Ermine apprit bientôt la nouvelle de ce futur mariage et, sans en attendre la confirmation, elle écrivit ceci à Tisandre.8787

LA PRINCESSE ERMINE À TISANDRE

J’ai bien de la peine à croire ce que l’on me vient d’apprendre et je ne me puis persuader que vous soyez sur le point d’épouser Argeinde, après les protestations d’amour que vous m’avez faites. Je ne prétends pas néanmoins vous reprocher votre infidélité ni vous faire ressouvenir que, pour l’amour de vous, j’ai oublié qui j’étais, mais tout ce que j’ai présentement à vous dire, c’est que mon père est malade à l’extrémité et que, s’il arrive par quelque malheur que les dieux l’ôtent de ce monde, mes affaires sont disposées de telle sorte que j’aurai peut-être assez de pouvoir pour me choisir 8888 moi-même un époux, et que je vous aime toujours.


Cette lettre embarrassa Tisandre plus qu’il ne l’avait été de sa vie. L’amour le fit ressouvenir des appas d’Ermine et de la passion qu’elle avait pour lui, l’ambition lui fit jeter les yeux sur son rang, la lettre qu’il en avait reçue lui fit remarquer son humeur, qui était telle qu’il la souhaitait, parce qu’elle ne s’emportait point contre lui comme ont de coutume de faire la plupart des femmes offensées et, pour tout dire enfin, l’espoir de la posséder l’embarrassait seul autant que toutes ces choses. D’un autre côté, Argeinde ne lui plaisait pas moins qu’Ermine, il avait pris beaucoup d’amour pour elle, il lui avait donné sa 8989 parole, il était sur le point de l’exécuter. Ermine était absente, il voyait tous les jours Argeinde, qui l’engageait de plus en plus par ses charmes, et le serment qu’il avait fait de ne songer jamais à Ermine après avoir reçu un si sensible affront de son père, se joignant à toutes ces choses, partageait tellement son esprit entre ces deux belles qu’il ne savait à quoi se résoudre. Cet embarras fit paraître un chagrin sur son visage que l’on n’y avait jamais aperçu et, un de ses plus particuliers amis lui en ayant demandé le sujet, il lui dit qu’il connaissait bien qu’il n’était pas en la puissance des hommes de vivre selon leur fantaisie et que, quoiqu’il fût toujours le même qu’auparavant, les dieux lui avaient voulu donner de la 9090 peine en lui donnant abondamment de quoi se satisfaire.

— Car enfin, poursuivit-il en parlant à cet ami, après lui avoir conté le sujet de l’embarras où il se trouvait et lui avoir montré la lettre qu’il venait de recevoir, vous connaissez l’amour que j’ai pour Ermine, vous connaissez celle que j’ai pour Argeinde, vous savez que, pour comble de bonheur, les dieux m’ont accordé ce qu’ils n’accordent pas à tous les amants en me faisant aimer de ces deux belles. Cependant, bien loin que l’amour que l’on me porte me rende heureux, elle me met dans une peine extrême, puisqu’elle me met en état d’en désobliger l’une ou l’autre et que je voudrais bien n’en désobliger aucuneLe Polyphile de Charles Sorel (Polyphile ou l’amant de plusieurs dames, qui paraît dans un recueil d’Oeuvres diverses la même année que les Nouvelles Nouvelles), vante précisément les avantages de cet « embarras ».. Quelle indiscrétion me peut être secoura-9191ble ? quel moyen d’obéir à mes désirs ? Quel moyen de ne pas souffrir une peine extrême, quand on est dans un semblable embarras et que l’on ne peut se contenter soi-même ? Oui, je le dis encore, il m’est impossible de me contenter, puisqu’il m’est impossible de ne pas offenser l’une ou l’autre de ces deux aimables personnes. Ah ! favorable Indiscrétion, qu’êtes-vous devenue ? Pourquoi m’abandonnez-vous au besoin ? Ne considérez point tout ce que l’on dit de vous et de moi, tous ces discours m’importent peu, pourvu que vous me rendiez heureux.

Il rêva quelque temps après avoir parlé de la sorte, et puis, reprenant la parole en regardant son ami :

— J’ai trouvé, lui dit-il, ce que je veux, puisque j’ai trouvé le moyen 9292 d’être indiscret encore une fois. L’indiscrétion m’est trop favorable pour l’abandonner, Ermine est plus belle qu’Argeinde, elle est plus riche, elle a cent fois plus de naissance, elle m’aime, je crois, mieux aussi. C’est être indiscret que de l’abandonner, je le veux être, puisque mon bonheur ne saurait venir que de mon indiscrétion.

À peine eut-il fini ce discours qu’il prit du papier et qu’il écrivit cette lettre à Ermine.

TISANDRE À LA PRINCESSE ERMINE

Si vous m’aimiez comme vous me le témoignez par votre lettre, vous ne me l’auriez pas fait savoir 9393 dans un temps où la certitude de votre amour doit indubitablement causer ma mort. Toutes choses sont prêtes pour mon hymen avec Argeinde, je vais l’épouser pour satisfaire à ma parole, et mourir peu de temps après pour satisfaire au regret et à la douleur que j’ai de ne pouvoir répondre à l’amour de l’objet le plus parfait du monde, et de celui que j’ai le mieux aimé et que j’aime encore le mieux, puisque je vais mourir pour lui.


Aussitôt que Tisandre eut envoyé cette lettre, il fut chez Argeinde pour lui dire qu’il la venait de préférer à une princesse, mais il fut bien surpris de trouver cette belle le visage mouillé de larmes. Il lui en demanda d’abord la cause.

— Hélas ! lui répondit-elle en soupirant, il est arrivé bien 9494 des choses depuis que je ne vous ai vu. Vous savez que mon frère est puissamment amoureux d’Érigène.

— Oui, Madame, je le sais, interrompit Tisandre, et j’ai de plus ouï dire qu’on soupçonnait le frère de cette belle d’avoir quelque inclination pour vous.

— Hélas ! c’est cet amour qui nous perd, reprit Argeinde, car le frère d’Érigène ayant, depuis notre hymen arrêté, découvert à sa sœur l’amour qu’il me portait, cette cruelle personne a dit à mon frère qu’elle ne l’épouserait jamais que je n’eusse épousé le sien. Mon frère, qui l’aime éperdument et qui est d’un naturel prompt et impérieux, me vient de dire qu’il voulait absolument que je cherchasse quelque prétexte pour rompre avec vous. 9595


Tisandre fut si surpris de ce discours qu’il demeura quelque temps sans rien dire, mais après être un peu sorti de son étonnement, il lui dit de ne rien craindre et que, puisqu’il était assuré de son amour, il trouverait bien les moyens de la posséder. Elle lui répondit qu’elle consentirait à tout, pourvu qu’il n’usât point de violence envers son frère, qu’elle savait bien qu’il avait tort de ne considérer ni son rang ni son mérite, mais qu’il y allait pour lui de la perte d’une maîtresse et que, dans une semblable rencontre, l’amour obligeait souvent à faire plus que l’on ne voudrait. Tisandre lui promit de ne rien faire avec violence et l’assura que le lendemain il lui viendrait dire des nouvelles de ce qu’il aurait résolu. Et après 9696 qu’ils se furent fait l’un l’autre mille nouvelles protestations d’amitié, il sortit de chez elle.

Il n’eut pas plus tôt quitté cette belle affligée que, faisant réflexion sur ce qui lui venait d’arriver :

— Ah ! Fortune, dit-il en lui-même (comme il a depuis avoué), voilà de tes coups ! Tu me donnais tantôt plus de bien que je n’en pouvais posséder, tu me rendais malheureux à force de bonheur, et présentement tu me rends malheureux en m’ôtant tout ce que tu m’avais donné. Car enfin, je ne puis pas rechercher la princesse Ermine après ce que je lui viens d’écrire et, quelques protestations d’amour que je lui aie faites, cette belle doit être trop en colère contre moi pour me regarder jamais. Pour Argeinde, je puis difficile-9797ment la posséder, vu la brutalité de son frère et la promesse qu’il a faite à Érigène. Je sais bien qu’elle serait à moi si je pouvais prendre la voie des armes pour l’acquérir, mais ce n’est pas le moyen de lui plaire que de mettre son frère au tombeau. Fortune, encore une fois, voilà de tes coups ! et tu me fais bien voir que j’avais tort d’attribuer à ma conduite et à ma manière de vivreAprès l’embarras du choix (p. 89), la disparition des possibilités : deux apories résultant du parti pris de l’indiscrétion. tout le bien qui m’était arrivé jusqu’à présent, puisque ce n’était qu’un effet de mon bonheur.

Après avoir, par ces paroles, fait éclater son ressentiment contre la Fortune, il s’avisa d’aller voir les parents d’Argeinde pour savoir s’ils étaient d’accord avec son frère et s’ils approuvaient son procédé. Et comme 9898 ils lui eurent dit que non, il se résolut d’enlever Argeinde et lui vint dire de se tenir prête pour le lendemain au soir, à quoi cette belle consentit, non seulement pour suivre un amant aimé, mais encore pour éviter la tyrannie de son frère et ne pas épouser une personne pour laquelle elle avait une haine invincible.


Le jour de l’enlèvement d’Argeinde étant arrivé, Tisandre, ayant fait préparer tout ce qu’il fallait pour l’exécution de son entreprise, sortit de chez lui à l’heure qu’il avait donnée à cette belle et, comme il fut dans une place publique par où il fallait passer pour aller à son logis, il rencontra trois ou quatre personnes qui se battaientMême péripétie à la fin des Fâcheux, qui aboutit aussi à une issue inopinée et favorable. et, suivant son humeur guerrière, sans con-9999sidérer que, s’il passait l’heure qu’il avait donnée à Argeinde, il manquerait son dessein, parce que son frère serait revenu de chez sa maîtresse où il allait tous les soirs, il ne laissa pas que de mettre l’épée à la main pour les séparer ou pour secourir les plus faibles. Et comme il s’en retournait, après s’être arrêté longtemps à apprendre le sujet de leur querelle et à les mettre d’accord, un des esclaves d’Argeinde, l’ayant reconnu à sa voix, parce qu’en marchant il parlait à un de ses gens, l’arrêta et lui dit que sa maîtresse, ayant trouvé moyen de le faire sortir du logis, l’avait envoyé au-devant de lui pour lui dire que son frère avait découvert ses desseins, qu’il n’était point sorti de la journée et qu’il avait fait venir quantité de gens 100100 au logis pour empêcher qu’il ne l’enlevât et pour le faire périr en même temps ; qu’elle était bien aise que sa paresse lui eût fait éviter les embûches que l’on lui dressait, qu’elle le conjurait de ne rien entreprendre pour ce soir et même de ne rien faire du tout qu’elle ne fût avertie de ses desseins. Tisandre obéit à ce commandement, plutôt par la crainte qu’il avait de désobliger sa maîtresse et de la mettre en péril que par la crainte de perdre la vie.

Vous voyez que le bonheur de notre héros ne l’a pas encore abandonné et que, pour s’être indiscrètement amusé lorsqu’il n’avait que ce qu’il lui fallait de temps pour exécuter ce qu’il avait projeté, il manque de se trouver en un lieu où l’on avait 101101 résolu de lui ôter la vie et où vraisemblablement il la devait perdre.

Cette indiscrétion ne lui causa pas pour un bonheur à la fois, car il ne fut pas plus tôt retourné chez lui qu’il y vit entrer un homme à qui il savait qu’Ermine confiait tout ce qu’elle avait de plus secret. Cette princesse lui envoyait dire par ce confident que son père était mort, qu’il songeât encore une fois à ce qu’il avait à faire, que les richesses excessives qu’il possédait étaient cause qu’elle avait obtenu de la plupart de ses parents qu’ils fermeraient les yeux sur sa naissance et que, s’il avait dessein de l’épouser, il fallait qu’il vînt bientôt, afin que le deuil les obligeât à faire la chose sans éclat. Le même ajoutait que le 102102 roi était bien malade et que, comme les princesses ne dépendaient pas moins de leur roi que de leur père, et qu’elles étaient plus à l’État qu’à leurs parents, il fallait se servir de cette maladie pour célébrer leur hymen, et qu’en cas que le roi en revînt (ce qu’elle ne croyait point), il serait bien plus facile de lui faire approuver la chose quand elle serait faite que de lui faire consentir avant qu’elle fût achevée.

Tisandre goûta ces raisons. L’amour qu’Ermine lui témoignait, après l’avoir traitée comme il avait fait, réveilla celui qu’il avait eu pour elle. L’ambition s’empara de son esprit et il crut que son bonheur, continuant de l’accompagner, ne l’avait empêché d’épouser Philoxaride et 103103 Argeinde que pour le donner à une princesse, ce qui fut cause qu’il partit le lendemain matin avec le confident d’Ermine pour se rendre auprès de cet adorable objet.

Dès qu’il fut arrivé à Dangala, il trouva toute la cour en pleurs, parce que la maladie du roi était redoublée et que l’on désespérait de sa santé, ce qui fut cause qu’après avoir vu Ermine et lui avoir fait les remerciements que vous pouvez vous imaginer, ils se marièrent beaucoup plus tôt qu’ils n’auraient fait, pour venir plus facilement à bout des desseins qu’Ermine avait conçus et que vous allez apprendre.


Il y avait à peine huit jours qu’ils étaient mariés que le roi mourut sans que la connaissance qu’il avait presque perdue dès 104104 le commencement de sa maladie lui fût revenue, ce qui l’avait empêché de dire, pour éviter le débat que le manque d’héritier pourrait causer après sa mort, lequel il jugeait le plus digne de lui succéder. Après la mort du roi, l’on ne songea qu’à la pompe de ses funérailles et chacun fit secrètement ses briguesLe terme, qui reviendra à plusieurs reprises dans les pages suivantes, apparaissait à de très nombreuses reprises dans les Mémoires de La Rochefoucauld, parues en 1662 et figurait même dans le titre de l’ouvrage imprimé (Mémoires de M. D. L. R. sur les brigues à la mort de Louis XIII). et tint ses sentiments cachés jusqu’après ce temps.

Pendant que ces choses se passaient, Ermine, se trouvant un jour seule avec son mari, lui tint ce discours :

— Seigneur, voyant mon père mort et le roi malade, j’ai cru qu’en cas que vous m’épousassiez, vous pourriez bien un jour être roi et que vous aviez assez de valeur et assez de bonheur tout ensemble pour 105105 posséder un jour le rang glorieux que mon père possèderait présentement s’il était vivant. Je ne doute point que vous n’attribuiez cette pensée à mon ambition et j’avoue que l’on ne peut porter ses désirs jusqu’au trône sans en avoir.

Mais aussi faut-il que vous avouiez que l’on en peut quelquefois avoir avec justice, c’est-à-dire quand on a quelque droit d’y prétendre ou que l’on se sent assez fort pour venir à bout des entreprises que l’on veut faire. Vous avez l’un et l’autre dans cette conjoncture, car d’un côté vous avez droit d’y prétendre, parce que vous avez épousé la fille de celui qui devait posséder la couronne après la mort du roi et, de l’autre, vous pouvez venir à bout de vos entreprises, parce qu’il y a trois prin-106106ces en Nubie également puissants, qui ont toujours eu des différends ensemble et qui ne se sont jamais cédé les uns aux autres. On peut dire que le trône est à eux, que tous trois ont droit d’y prétendre, et cependant, vu les difficultés qu’il y a de connaître celui qui doit l’emporter par-dessus les autres, l’on peut dire qu’il n’est à pas un d’eux et que l’on ne le peut donner à l’un des trois sans s’exposer à une guerre civile. Cependant qu’ils se le disputeront, agissez de votre côté, voyez vos amis, promettez tout à tous ceux qui vous voudront servir ! J’ai déjà fait une brigue bien puissante et je vous puis assurer que, si vous me secondez, notre parti sera le plus considérableLa femme pousse l’homme à adopter un comportement ambitieux : la situation sera à nouveau développée dans la « scène de Placidie » au t. II des Nouvelles Nouvelles.. La Fortune en a souvent élevé qui le méritaient moins que 109, sic109, sicLa pagination de l'exemplaire original saute immédiatement de la p. 106 à la p. 109 vous et, quand elle vous élèvera sur le trône, si l’on considère votre valeur, l’on connaîtra qu’elle vous rend justice.

J’ose dire plus encore, et je suis assurée que les princes qui prétendent à la couronne souffriront plutôt que vous la portiez qu’ils ne la cèderont les uns aux autres, parce que c’est là l’unique moyen de les accommoder et que ceux qui ont longtemps disputé ensemble une chose trouvent souvent moins de honte à la céder à un autre d’un commun accord qu’à consentir que l’un d’eux en jouisse.


Quand elle eut achevé de parler, Tisandre lui dit qu’il recevait ses avis et qu’il croyait même qu’ils lui seraient utiles, parce que les femmes avaient presque toujours réussiCet énoncé s’inscrit en faux contre l’idée qu’on puisse contester aux femmes le droit à l’ambition (Du Bosc, par exemple, dans son Honnête Femme, donnait plusieurs exemples d’issues funestes dans lesquelles ce défaut avait précipité certaines souveraines, telles que Médée, Athalie, Agrippine ; voir éd de 1665, p. 284). Le modèle de la femme ambitieuse qui en impose aux hommes venait d’être remis au goût du jour par la Sophonisbe de Corneille et par la Nitetis de Mlle Desjardins, créée en avril 1663. dans de 110110 semblables occasions, que les histoires en faisaient foi et que, si leur ambition avait causé la perte de plusieurs, elle en avait beaucoup plus élevé qu’elle n’en avait fait périr ; qu’elle continuât ses brigues et qu’elle agît comme il lui plairait, qu’il ne s’en voulait pas mettre en peine et qu’il n’en voulait rien savoir ; que la fortune et non la prudence lui devait donner le trône, et qu’il craindrait de tout perdre s’il n’agissait comme il avait fait par le passé ; qu’il ne voulait pas s’abaisser jusqu’à mendier du secours à des gens qu’il tenait au-dessous de lui, que cela sentait l’esclave et non pas l’homme qui devait monter sur le trône, qu’il ne voulait point qu’étant monté au faîte du bonheur, plusieurs eussent droit de 111111 lui reprocher qu’il n’était puissant que par leur moyen, qu’il valait mieux n’être point roi que de l’être avec honte, que de promettre des récompenses excessives et d’être obligé de se dépouiller et de donner plus que l’on avait dans le temps qu’on devrait goûter les douceurs de la couronne ; et que ce qui causait encore plus de dépit, c’était d’être obligé de voir toujours devant ses yeux des personnes à qui l’on devait tout ce que l’on possédait.

— Peut-être me direz-vous, continua-t-il, pour ce qui regarde les promesses, que lorsque l’on est sur le trône, l’on se peut dispenser aisément de ce que l’on a promis. Mais c’est mal commencer un règne que de le commencer par une lâcheté et, quand l’on obtient un 112112 trône par cette voie et que l’on ne tient pas ce que l’on a promis, l’on fait des mécontents qui peuvent détruire celui qu’ils ont élevé, avant qu’il se puisse reconnaître et qu’il ait trouvé les moyens de se bien affermir. Quoique ces raisons dussent faire connaître que je n’ai pas tort d’agir comme je fais, j’avoue néanmoins que je ne suis pas les voies ordinaires, et que ce que je condamne est le plus droit chemin et le plus sûr pour arriver au trône. Mais comme je n’ai coutume de réussir qu’en faisant le contraire des autres, je dois chercher le trône sans le briguer, ou du moins sans avoir d’autre brigue que celle de ceux qui ont de tout temps été mes amis.

Quoique cette réponse ne plût pas tout à fait à Ermine, elle 113113 s’en contenta néanmoins, parce qu’elle vit bien que la résolution de Tisandre était trop forte pour la lui faire changer.


Après les funérailles du roi, les princes qui prétendaient à la couronne commencèrent chacun de leur côté à faire connaître leurs prétentions. Tisandre fit aussi connaître les siennes, ce qui leur causa plus d’étonnement que de crainte. Mais ils furent, peu de temps après, bien surpris, quand ils surent que ce bruit s’étant épandu parmi le peuple, il avait témoigné beaucoup de joie et avait dit que, puisque le bonheur l’accompagnait dans toutes ses actions, il devait être heureux sous son règne. Les troupes qui étaient lors restées sur pied, pour reconnaître le bon traitement que Tisandre 114114 leur avait toujours fait pendant qu’il était à l’armée, se rangèrent du parti du peuple, dirent hautement qu’ils le voulaient pour leur roi, qu’ils connaissaient sa valeur et qu’ils n’obéiraient point à d’autre qu’à luiLe ralliement du peuple, puis de l’armée, au prétendant écarté du trône constituera une péripétie décisive d’Othon, que Corneille fera représenter en juillet 1664. . La plupart de la noblesse, voyant trop de division parmi les princes, et trop de difficulté pour connaître quel parti elle devait prendre, se jeta du côté de Tisandre, de peur que, s’il devenait roi, comme elle y voyait grande apparence, il ne lui témoignât son ressentiment de ce qu’elle aurait agi contre lui.

Il n’y avait plus que le Sénat qui pût s’opposer au bonheur de notre héros. Mais comme son père et lui avaient autrefois été de ce glorieux corps, il se persuada que Tisandre le protège-115115rait, et tous les sénateurs crurent que ce leur serait beaucoup d’honneur que l’on choisît pour roi un homme qui n’était pas plus qu’eux et qui avait été leur compagnon. Ces raisons furent cause qu’ils députèrent devers lui pour le prier d’accepter un rang que la plupart de la noblesse, le peuple et les gens de guerre lui donnaient, et le prièrent de venir le lendemain au Sénat pour y être reçu comme roi, ce qu’il promit.

Cette nouvelle ayant été sue, la plus grande partie de la noblesse, les principaux officiers de l’armée et les plus considérables du peuple le furent le lendemain prendre à son palais et le menèrent au Sénat comme en triomphe, suivis d’une foule incroyable de peuple qui faisait 116116 de toutes parts retentir ses louanges.

Quoique les princes dussent plus justement prétendre à la couronne que Tisandre, néanmoins ce coup imprévu, et qui arriva devant qu’ils eussent eu le temps de s’assurer de leurs gens et de fortifier leur parti, ruina entièrement leurs desseins. Ils ne laissèrent pas toutefois que de mettre quelques troupes en campagne avec le plus de diligence qu’il leur fut possible, mais Tisandre, les ayant battus deux ou trois fois, et le peuple, non seulement de Dangala et de Nubie, mais encore de tout ce royaume, s’étant entièrement déclaré pour lui, ceux qui s’étaient montrés les plus zélés pour eux parurent froids, chacun les quitta peu à peu, et eux-mêmes, connaissant 117117 qu’ils ne gagneraient que la haine du peupleLes princes obéissent ici au principe énoncé par Machiavel dans le chapitre I, 33 des Discours sur la première décade de Tite Live (« Quand un mal naît et croît dans une république, il vaut mieux temporiser que de le choquer avec une violence précipitée », éd. de 1664). et de la noblesse s’ils causaient plus longtemps une guerre civile, rendirent hommage au nouveau roi et le reconnurent pour leur souverain.

Argeinde n’eut pas plus tôt appris cette nouvelle qu’elle vint en diligence se jeter aux pieds du roi et lui demander pardon pour son frère. Ce prince la reçut comme une personne pour qui il avait encore beaucoup de tendresse. Il lui fit des présents considérables et la renvoya fort satisfaite de l’heureux succès de son voyage.

Après que ce nouveau roi eut reçu les hommages de tous ses sujets et qu’il eut considéré que 118118 la Fortune l’avait élevé jusqu’au plus haut degré de gloire, il se résolut de vivre autrementEn changeant radicalement d’attitude à l’égard de la fortune, Tisandre adopte la recommandation de Machiavel au chapitre III, 9 des Discours sur la première décade de Tite Live (« Comme celui qui veut entretenir sa bonne fortune doit s’accommoder au temps », éd. de 1664), également formulée au chapitre XXV du Prince. qu’il n’avait fait et de se parer contre ses coups, de crainte que cette volage, ne le pouvant plus agrandir, ne le fît tomber d’aussi haut qu’elle l’avait élevé. Il communiqua ce dessein à sa femme et lui dit que ce n’était que pour l’amour d’elle qu’il voulait cesser d’être indiscret, qu’il lui avait toutes les obligations imaginables et qu’enfin il n’appartenait qu’aux femmes à donner de grands conseils et à conduire judicieusement les plus hautes entreprises.

 

Quand Théodate eut cessé de parler, les trois aimables personnes qui l’avaient écouté s’en-119119tretinrent quelque temps de l’histoire dont il leur venait de faire le récit. L’une blâma l’indiscrétion de Tisandre, l’autre l’excusa, l’autre s’étonna du pouvoir qu’avait le bonheur d’élever des gens qui n’avaient point de conduite et qui ne faisaient rien qui ne les dût plutôt faire périr que de les rendre heureux.

— Ne croyez pas, repartis-je à celle qui s’étonnait de la force du bonheur de Tisandre, que ceux qui ne font rien qu’avec prudence doivent espérer d’être aussi favorablement traités de la Fortune que les indiscrets. La prudence fait plus de misérables que d’heureux et si, vous voulez, je vous ferai voir que l’indiscrétion peut plus sou-120120vent qu’on ne croit être favorable à ceux qui prennent son parti, en vous racontant les malheurs que la prudence a causés à une personne aussi prudente que Tisandre était indiscret.


J’eus à peine fini ces paroles qu’elles me prièrent toutes de leur raconter l’histoire de celui que la prudence avait rendu si malheureux.

— Comme je ne cherche qu’à vous obéir, leur répliquai-je, je vais satisfaire votre curiosité, et j’entreprends ce récit d’autant plus volontiers que je crois ne vous devoir pas ennuyer, parce que l’histoire que je vais vous raconter est courte et remplie d’incidents considérables, et que vous y verrez que le malheur per-121121sécute aussi cruellement ceux qu’il s’obstine à poursuivre que le bonheur traite favorablement ceux qu’il entreprend d’élever. Mais, ajoutai-je, comme cette histoire est véritable, et qu’elle est arrivée depuis peu, vous trouverez bon que je change les noms des intéressés et que je ne parle point du lieu où elle s’est passée.

Elles me répondirent qu’elles en demeuraient d’accord, mais que, puisque j’étais persuadé que la prudence faisait plus de mal que de bien à ceux qui la prenaient pour guide de leurs actions, je devais craindre qu’elle ne me fût contraire, puisque je prenais son parti lorsque j’agissais de la sorte.

— J’aime mieux, leur 112bis112bis répondis-je, que ma prudence me rende malheureux que d’être fortuné par mon indiscrétion .

Je commençai après cela l’histoire qui suit.  



Détail de la seconde gravure du tome I (p. 112bis). © BNF

 

113bis113bisLa Prudence funesteIci commence « La Prudence funeste », seconde nouvelle du tome I des Nouvelles Nouvelles.. Nouvelle.

L’infortuné héros de cette histoire, ayant, par plusieurs services considérables, mérité les bonnes grâces de son roi et se voyant honoré de sa faveur et comblé de biens par ses libéralitésDémocrate, le héros de l’histoire est donc un favori du roi. Le thème des favoris et de leur destin est en vogue dans la littérature des années 1660. Il fait l’objet de plusieurs pièces insérées dans le tome II des Nouvelles Nouvelles. Cette considération initiale fait écho également à une réflexion émise dans le « Traité sceptique sur la fausse prudence du siècle » paru dans les Mémoires (1656) de Marolles : « Lorsqu’[un homme] en est venu à un certain point où il peut espérer raisonnablement qu’il a tout ce qui lui manquait du dehors pour le bonheur de sa vie, et de quoi faisant un bon usage de ce qu’il possède au dedans, il ne tiendra plus qu’à lui d’être l’arbitre de ses plaisirs et le maître de sa félicité » (p. 116). , descendit quelques moments en lui-même pour faire réflexion sur le rang glorieux qu’il possédait à la cour de son prince, et pour examiner où étaient 114bis114bis exposés ses semblables. Il se représenta la faveur non pas comme ont de coutume de se la dépeindre ceux qui sont encore dans le bonheur. Il eut de meilleurs yeux que la plupart des favoris, qui ne connaissent qu’elle est trompeuse que lorsqu’ils ne la peuvent plus empêcher de les détruireCes considérations sur les aléas la faveur créent, à l’orée de la nouvelle, un effet d’actualité en faisant écho au destin du surintendant Fouquet, bien présent à l’esprit des lecteurs au moment où son procès passionne l’opinion publique.. Il vit bien qu’elle était inconstante et qu’il s’en fallait défierLe comportement de Démocrate est prudent, en ce qu’il explore ce que La Mothe Le Vayer jugeait impossible : « on ne voit jamais la bonne fortune avec le jugement » (« De la prospérité », Oeuvres, t. II, 1662)., qu’elle exposait à tous les dangers imaginables ceux qu’elle élevait le plus haut, et qu’en leur donnant du bien et du crédit, elle faisait des envieux de leurs meilleurs amis et rendait jaloux de leur gloire et de leur bonheur tous ceux qui étaient au-dessous d’eux.

La vue de toutes ces choses fit résoudre Démocrate (car c’est ainsi que s’appelait ce héros 115bis115bis malheureux) de prendre bien garde à ses moindres actionsDémocrate veut se faire « de sa prudence un abri contre la Fortune », selon l’expression de son contemporain Puget de la Serre (Maximes politiques de Tacite ou l’Art de vivre à la cour, 1663). La nouvelle démontre que c’est chose impossible. et à toutes ses paroles, de ne se point faire d’ennemis, de ne point donner matière de lui nuire à ceux à qui l’éclat de sa fortune faisait quelque dépit et qui en cherchaient tous les jours l’occasion, de n’entreprendre rien qu’il ne l’eût bien examiné, et de suivre les conseils de la prudence dans un temps où ses pareilsC’est-à-dire, les courtisans ayant accédé à une position de favoris. ne la consultaient jamais.


Il eut à peine fait cette résolution que le duc Nicanor, frère du roi son maître, le pria de le servir dans son amour et lui communiqua le dessein qu’il avait d’épouser Fulciane, qui était une des plus belles personnes du royaume et fille d’un des premiers officiers de la couron-116bis116bisne, mais qu’il ne pouvait prendre pour femme sans blesser son rangPour les contemporains, l’épisode pouvait évoquer la très récente idylle entre Louis XIV et Marie Mancini, qui n’avait pu aboutir au mariage en raison du rang inférieur de cette dernière. L’obstacle que l’écart de condition oppose à l’amour constitue toutefois un ressort narratif courant, que l’on retrouve par exemple dans l’Histoire de Philoxipe et Policrite, dans le livre II, 3 d’Artamène des Scudéry., parce qu’elle n’avait pas reçu tant d’avantages de la Fortune, qui ne l’avait pas mise au rang des princesses, que de la nature, qui l’avait fait naître une des plus belles personnes du monde. Cette confidence embarrassa beaucoup DémocrateCe nom, ainsi que celui de Nicanor, pourrait provenir de la soixante-quatrième histoire (« Democrate uomo ricco fa una caccia ») des Cento novelle de Sansovino, recueil italien du XVIe siècle. Donneau recourra fréquemment au fonds de nouvelles italiennes et européennes dans ses productions ultérieures. et il connut bien qu’il y avait des temps où la prudence était inutile et où elle ne pouvait donner de conseils.

Toutefois, après avoir bien consulté ce qu’il devait faire, il crut que pour bien obliger ensemble, et le roi son maître, et le duc Nicanor, il devait détourner ce prince d’un dessein qui blessait sa gloire et qui était contraire à l’estime que tout le peuple et tous les grands du royaume avaient conçue de 117bis117bis lui. Il lui dit pour cet effet qu’il aurait cru ne pas mériter l’honneur qu’il lui faisait, s’il lui déguisait ses sentimentsCe comportement de Démocrate relève moins de la prudence que d’une sincérité extrême, fondée sur la « générosité », vertu cardinale de l’aristocratie. Dans une situation problématique comme celle-ci, la Prudence recommanderait plutôt de déguiser ses sentiments, si l’on en croit les Mémoires du Cardinal de Retz. . Ensuite de quoi, il lui représenta, avec des termes aussi pressants que respectueux, tout ce qui lui pouvait faire abandonner un semblable dessein, et qu’il ne pouvait épouser Fulciane sans s’abaisser beaucoup, et sans trahir son rang et nuire à la haute réputation qu’il s’était acquise. Ce prince, après avoir ouï toutes ces raisons, fit comme la plupart des amants ont accoutumé de faire quand ils sont persuadés que l’on leur dit la vérité : il les approuva en soupirant et dit à Démocrate qu’il n’était pas en état d’écouter ses conseils, parce qu’il n’était pas en son pouvoir de les suivre.

Peu de temps après, le roi, qui 118bis118bis avait appris les amours de son frère et qui craignait qu’il ne fît une alliance si préjudiciable à son rang, dit à Démocrate que, comme il avait toujours pris le soin de sa fortune, il voulait prendre celui de son mariage et lui donner encore de grands biens en lui faisant épouser Fulciane. Quoique Démocrate n’eût encore engagé son cœur à personne et qu’il trouvât dans cet objet tout ce qu’il eût pu souhaiter, la résolution que le roi avait prise de le marier ne laissa pas de l’affliger beaucoup, à cause que le duc Nicanor, qui était épris des mêmes charmes, lui avait découvert son amour et l’avait prié de l’y servir. Il tâcha néanmoins de cacher aux yeux du roi la surprise où son discours l’avait jeté et, après l’avoir remercié de toutes les 119bis119bis bontés qu’il avait pour lui et lui avoir témoigné qu’il était prêt de faire tout ce qu’il lui plairait, il lui fit pressentir qu’il n’épouserait Fulciane que par obéissance et qu’il n’avait encore ni dessein de se marier, ni d’inclination pour cette belle. Le roi, qui avait fortement résolu ce mariage, ne fit pas semblant de connaître ce que Démocrate eût bien voulu qu’il eût compris, et lui dit qu’il était bien aise de le voir dans la résolution de lui obéir.

Démocrate s’en retourna chez lui fort embarrassé et rêva le reste du jour et toute la nuit aux moyens de se conserver dans les bonnes grâces du roi et dans celles du duc Nicanor. Mais la prudence ne lui en ayant pu fournir, ou du moins ne lui en ayant conseillé que de faibles, 120bis120bis il fut le lendemain matin trouver ce duc, qui ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il le regarda avec des yeux menaçants et lui dit d’un air dédaigneux et qui marquait beaucoup de mépris :

— Je ne m’étonne plus pourquoi vous avez fait tout ce que vous avez pu pour me persuader de ne point épouser Fulciane : un rival ne devait point donner d’autres conseils à son rival. Mais vous deviez regarder la différence qui était entre nous, ne pas abuser de ma confidence, me sacrifier toute votre flamme et ne pas demander au roi l’objet de mes vœux et celui de mes plus chers désirs. Vous pouvez, ajouta-t-il, avec un regard capable de faire trembler le plus intrépide, presser ce mariage si vous êtes las de vivre. Car j’atteste le Ciel que 121bis121bis vous serez plus tôt entre les bras de la mort qu’entre ceux de Fulciane !

— La mort, lui repartit Démocrate, ne me fera point de peur en l’état où je suis, et je la souhaite d’autant plus ardemment que je ne vois qu’elle qui me puisse tirer de l’embarras que me causent la confidence que vous m’avez faite de votre amour et les bontés que le roi a pour moi, puisque cette confidence me fait passer pour traître et pour ingrat sans avoir mérité ce nom, et que les bontés du roi, en me donnant plus que je ne souhaite, me font passer pour votre rival sans que j’aime l’objet de votre flamme. Mais pour vous montrer, continua-t-il, que tout ce que je dis est véritable, si vous pouvez trouver quelques moyens de m’empêcher d’épouser Ful-122122ciane sans que le roi m’en sache mauvais gré, je vous proteste que je consentirai à tout ce que vous ferez, et que je ferai même, pour vous aider, tout ce que je pourrai faire sans paraître ingrat aux bontés du roi et rebelle à ses volontés.


Ce discours, loin de donner de la joie au duc Nicanor, ne servit qu’à augmenter le trouble qu’il avait dans l’âme. Il connut bien qu’un rival n’était pas tout ce qu’il avait à craindre, et que le roi, ayant appris sa passion, ne pressait Démocrate d’épouser Fulciane que pour empêcher qu’il ne l’épousât. Cette pensée le rendit presque immobile, la crainte et la douleur s’emparèrent de son âme et l’empêchèrent quelques moments de parler, mais après que cette douleur eut un peu perdu de sa violence 123123 et qu’il fut revenu à lui, il dit à Démocrate qu’il allât songer à ce qu’il avait dit et que, de son côté, il n’épargnerait rien pour faire réussir les choses ainsi qu’il le souhaitait.

Démocrate s’étant retiré, ce duc ouvrit derechef son âme à la douleur et s’ensevelit dans une rêverie dont il ne sortit point qu’il n’eût trouvé les moyens d’arrêter le coup qui le menaçait. Il se résolut, pour en venir plus facilement à bout, de mettre mal Démocrate dans l’esprit du roi, et de suivre en cela l’exemple de tous les grands, qui sacrifient à leurs intérêts tous ceux qui les serventLes Grands sont un sujet récurrent dans les satires et la littérature morale, en particulier à l’époque de La Fronde. Mais, à la suite des troubles, ce type de discours prend un sens nouveau, du Devoir des grands (1666) de Conti au chapitre « Des grands » des Caractères de la Bruyère dès 1688 (« S’il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l’est encore davantage de s’y trouver complice d’un grand : il s’en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous »), en passant par les Trois discours sur la condition des grands de Pascal, possiblement écrits au début des années 1660. Scarron dans sa nouvelle des « Hypocrites » en 1655, L’Abbé de Pure dans La Précieuse en 1656 (où l’on dit que l’Histoire n’apprend que « la tyrannie des grands et l’oppression des faibles »), puis Molière dans Don Juan (1665) et dans Amphitryon (1668) abordent également ce sujet. , et qui se soucient peu du mal qui leur arrive, pourvu qu’ils aient ce qu’ils souhaitent.

C’est pourquoi cet amant désespéré fut dire au roi que Démocrate publiait 124124 hautement qu’il avait plus de haine que d’amour pour Fulciane, qu’il aimait mieux perdre sa faveur que de l’épouser, qu’il savait de sûrs moyens pour détourner ce coup et que c’était trop que de lui vouloir faire acheter aux dépens de son cœur le bien qu’il avait reçu de lui, et que ses services ayant mérité ses récompenses, il n’était pas juste qu’il les achetât encore une fois, ou plutôt qu’il se sacrifiât et se donnât lui-même pour se les conserver. Le roi crut d’autant plus facilement ce discours qu’il se ressouvint que Démocrate lui avait lui-même fait pressentir qu’il n’épouserait Fulciane que pour lui obéir, ce qui l’irrita tellement qu’il s’en fallut peu qu’il ne le fît arrêter sur l’heure.


Après que le duc Nicanor eut persuadé 125125 au roi son frère ce qu’il voulait qu’il crût, Fulcian, père de sa maîtresse, qui était d’intelligence avec lui, vint par son ordre dire au roi qu’il le conjurait de ne pas donner sa fille à un homme qui n’avait que du mépris et de l’aversion pour elle, qu’il aurait volontiers consenti à cet hymen, si le cœur de Démocrate y eût été disposé, mais que, puisqu’il faisait voir par ses discours qu’il n’aurait jamais d’amour pour elle et qu’il ne l’épouserait que par force, il le priait qu’il eût des sentiments de père et qu’il ne consentît point au malheur d’une fille qu’il aimait tendrement. Comme le roi allait lui repartir, Fulciane entra pour jouer le personnage que le duc Nicanor, son père et elle avaient résolu qu’elle représenterait. Fulcian ne l’eut 126126 pas plus tôt aperçue qu’il feignit d’être beaucoup surpris et lui demanda si elle venait pour exciter la pitié du roi et pour détourner le malheur dont elle était menacée.

— Je viens, lui repartit-elle, malgré toute l’aversion que j’ai pour Démocrate et toute la haine qu’il publie qu’il a pour moi, montrer que je sais obéir aux volontés de mon prince et lui dire que je suis prête de suivre ses lois.

— Ah, ma fille ! lui répondit Fulcian, songez à ce que vous faites ! Ne promettez rien dont vous vous puissiez repentir et ne courez point au-devant de votre malheur !

— Quoique je sache bien, lui répliqua-t-elle, que je vais être la plus malheureuse personne du monde en épousant celui que l’on veut me donner, je ne me repentirai jamais 127127 d’avoir obéi à mon roi. C’est un crime que de lui rien refuser ! Il me demande mon cœur et c’est à lui que je le donne, et non pas à Démocrate, bien que je sois prête de l’épouser.

— Ah, sire ! s’écria Fulcian en se jetant aux pieds du roi, ayez pitié d’une fille qui pour vous obéir n’a pas pitié d’elle-même. Et si mes prières et mes larmes ne vous peuvent fléchir, laissez-vous toucher à sa générosité et contentez-vous de son obéissance.

Ces discours surprirent tellement le roi qu’après avoir admiré le pouvoir que Fulciane avait sur elle, il les renvoya tous deux sans rien résoudre et leur dit qu’il consulterait ce qu’il avait à faire.


Pendant que toutes ces choses se passaient, le duc Nicanor, à 128128 qui l’amour avait inspiré de faire jouer tous ces ressorts, en attendait des nouvelles avec impatience, car il n’avait fait dire à Fulciane qu’elle était prête d’épouser Démocrate qu’afin que l’on ne veillât pas tant sur leurs actions et que l’on ne se doutât ni de l’amour que cette belle avait pour lui, ni de l’espérance qu’il lui donnait de l’épouser. Mais pour empêcher en même temps qu’après un tel aveu le roi ne pressât le mariage qu’il craignait et même qu’il ne l’achevât, il y avait fait opposer le père de Fulciane et, pour faire tirer les choses en longueur et les embarrasser, il avait mis mal Démocrate dans l’esprit du roi et avait fait croire à tout le monde qu’il avait pour Fulciane une haine invincible. Il espérait que, si 129129 toutes ces choses ne faisaient pas rompre l’hymen qu’il appréhendait, elles serviraient du moins à lui faire gagner du temps.

Il en gagna en effet beaucoup, car le roi témoigna tant de colère contre Démocrate qu’il fut longtemps sans vouloir qu’il se présentât devant lui. D’un autre côté, se voyant encore mal affermi dans ses étatsSituation semblable à celle de Louis XIV depuis la Fronde., et Fulcian ayant beaucoup de crédit et beaucoup d’amis, il craignait de l’irriter. Toutes ces choses, jointes à la pensée qu’il avait que, puisque Fulciane consentait à épouser Démocrate, elle n’était pas tant aimée du duc son frère que l’on lui avait voulu persuader, l’embarrassèrent beaucoup et firent qu’il fut longtemps sans se pouvoir déterminer.

Il eût eu bien de la peine à sortir de l’incertitude et 130130 de l’embarras où il était, s’il ne se fût résolu d’envoyer quérir Démocrate pour l’entretenir en particulier et pour voir s’il ne pourrait point le résoudre d’étouffer ou de cacher du moins la haine qu’il croyait qu’il eût pour Fulciane. Mais il fut bien surpris d’apprendre de sa bouche qu’il se sentait plus disposé à l’amour qu’à la haine et qu’il le priait de ne lui point demander la cause de la froideur qu’il avait montrée la première fois qu’il lui avait parlé de ce mariage. Ce discours fit soupçonner au roi une partie de la vérité et il obligea Démocrate à lui dire le reste, ce qu’il crut pouvoir faire sans imprudence et sans blesser le respect qu’il devait au duc Nicanor après ce qu’il avait fait pour lui.

Le roi, ayant tout appris, avoua qu’il avait agi 131131 prudemment et, ne pouvant plus douter de l’amour que son frère avait pour Fulciane et craignant que cette belle ne se laissât vaincre aux charmes de l’ambition, dit derechef à Démocrate qu’il voulait qu’il l’épousât et qu’il le garantirait de la fureur de son frère. Ce qu’il promit, ne trouvant point de moyens capables de l’en empêcher.


Le duc Nicanor, ayant appris cette nouvelle, chercha partout Démocrate pour l’immoler à son amour et à sa colère, mais ne l’ayant point trouvé, il se résolut d’épouser Fulciane en secret et de déclarer après son mariage au roi. Il communiqua ce dessein à Fulcian qui, voyant par là son ambition satisfaite, lui dit qu’il pouvait se marier sans rien craindre et que, si le roi voulait faire 132132 casser son mariage, il lui ferait voir qu’il ne pouvait mettre personne dans sa famille qui lui procurât des avantages plus considérables que sa fille, et qu’il avait encore besoin de Fulcian et de ses amis.

Il n’en fallut pas davantage pour obliger le duc Nicanor à se marier et il épousa Fulciane en présence de plusieurs témoins considérables. Cependant on vint dire au roi, qui la faisait chercher pour lui faire épouser Démocrate en sa présence, qu’elle était mariée. Il ne put ajouter foi à cette nouvelle, mais elle lui fut bientôt confirmée par le duc son frère, qui se vint jeter à ses genoux et le pria d’agréer son mariage. Il lui dit qu’il savait bien qu’il avait tort de l’avoir fait sans son aveu, mais qu’il n’avait 133133 pu être maître de sa passion, qu’il avait longtemps combattu et qu’il lui avait été impossible de résister à la violence de son amour et de refuser sa main à la plus belle personne du monde. Le roi lui repartit que, pour une maîtresse, il ne pouvait faire de choix qui lui fût plus avantageux, qu’il ne doutait point que Fulciane n’eût cet honneur, mais qu’il ne croyait pas qu’elle fût sa femme et qu’il savait bien qu’il était trop prudent et qu’il avait trop d’esprit pour faire une semblable injure à son rang. Il lui répliqua qu’il n’avait rien dit qui ne fût véritable et lui nomma tous ceux qui l’avaient vu marier.

Le roi demeura immobile à ce discours. Le dépit et la colère parurent dans ses yeux et sur tout son visage, 134134 mais il n’osa les faire éclater que légèrement, ni faire rompre un mariage si inégal, parce qu’il vit bien que Fulcian, ayant eu la témérité de le permettre, il avait encore plus d’amis et plus de pouvoir qu’il ne s’était imaginé, et qu’il ne pouvait le choquer sans faire soulever contre lui une partie des plus grands du royaume. Ce qui fut cause qu’il pardonna à son frère et qu’il agréa son mariage, plutôt par politique que pour la satisfaction qu’il en recevait.

La colère et le dépit du roi, étant retenus et ne pouvant éclater ni contre le duc son frère ni contre Fulcian, tombèrent sur Démocrate. Il s’emporta contre lui et blâma sa prudence qu’il avait estimée peu de temps auparavant. Il lui dit qu’il était cause de l’in-135135jure que son frère avait faite à son sang et le priva de sa faveur, sans toutefois le bannir de la cour, où il le vit depuis, quelque temps durant, avec beaucoup d’indifférence.


Démocrate, se voyant privé des bonnes grâces de son prince et mal dans l’esprit du duc Nicanor, parce que lorsqu’il s’était justifié de ce que ce duc avait dit au roi, il avait consenti à l’hymen de Fulciane, connut à ses dépens que, lorsque le malheur s’obstine à poursuivre une personne, la prudence était inutile et que l’on la consulte en vainLa maxime est contraire à ce que prétendent les « arts de régner » contemporains : « Un roi qui ne fait rien sans conseil se fait de sa prudence un abri contre la Fortune » (Maximes politiques de Tacite, 1663). Elle se rapproche en revanche de celles de La Rochefoucauld : « On élève la prudence jusqu’au ciel […] cependant la Prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde » (maxime 75, première édition). .

— Est-il quelqu’un, dit-il, en se plaignant avec ses amis de la disgrâce qui lui était arrivée, à qui la prudence puisse être favorable quand il est contraint de faire mal, quelque chose qu’il puisse 136136 faire, et qu’il court le même danger en ne prenant pas de parti ? Ceux de qui l’on veut avoir la vie et à qui l’on donne à choisir de deux ou trois supplices ont beau consulter la prudence pour savoir ce qu’ils feront, il faut nécessairement qu’ils choisissent un supplice. La Fortune me vient presque de mettre en cet état. Je ne pouvais consentir à ce que le roi voulait de moi sans irriter le duc Nicanor, ni consentir à ce que le duc Nicanor voulait sans irriter le roi, et mon malheur était tel que je ne laissais pas d’attirer sa colère en ne prenant point de parti.


Cinq ou six mois se passèrentL’ellipse temporelle marque le début du second épisode de la nouvelle, traitant des déboires amoureux de Démocrate. sans que Démocrate rentrât dans les bonnes grâces de son prince. Mais enfin le roi, considérant que le mariage de son frère lui 137137 avait été plus utile qu’il ne s’était imaginéLa remarque poursuit la démonstration effectuée dans « Les Succès de l’indiscrétion », en affirmant qu’il est impossible de prévoir l’effet qu’aura une action, même lorsqu’elle est contraire à toute prudence. et que Fulcian avait empêché quantité de mécontents d’éclater et les avait même rangés à leur devoir, vit ce prudent malheureux d’aussi bon œil qu’il avait fait avant sa disgrâce. Mais il ne le remit point dans sa confidence, il l’aima sans en faire son favori, cette place ne se pouvant rendre facilement à ceux qui l’ont une fois perdue, par le bon ordre qu’y mettent ceux qui, par leur esprit et par leur adresse, ont su s’en rendre maîtres.

Notre héros, qui n’était pas tout à fait content de la réparation que la Fortune lui venait de faire, se voyant bien moins occupé que lorsqu’il était favori de son prince et qu’il lui confiait tous ses secrets, voulut savoir si les chagrins de l’a-138138mour étaient plus doux que ceux que causait la mauvaise fortune et se laissa charmer aux beautés de Sestiane, fille du comte Sestianès, qui n’avait pas tant de bien que lui, mais qui était d’aussi bonne famille. Quoique sa passion fût tout à fait violente, comme il ne faisait rien qu’avec prudence, il voulut connaître, avant que d’en parler, si elle serait approuvée, et ne voulut point déclarer son feu avant que ses actions, ses services et ses yeux l’eussent découvertEn optant pour le secret et la discrétion, Démocrate fonde son comportement sur les maximes et lois d’amours contemporaines, à l’image de celle que formulera Madame de Villedieu dans son Recueil de quelques lettres(1668) : « En amour, il faut se taire […] Et cacher jusques aux soupirs ». Les énoncés sentencieux qui suivent illustrent également cet attachement aux normes de comportement mondain. Ce respect des maximes est une fois encore la cause du malheur du héros. .

Sestiane commençait à deviner son amour et souhaitait que sa bouche confirmât ce que ses yeux semblaient lui dire, lorsque l’on parla pour elle à son père d’un parti fort considérable. Sestianès, craignant qu’il ne lui échappât, donna sa parole avant que d’en parler à sa 139139 fille et ne lui vint dire cette nouvelle qu’après avoir conclu son mariage. Cette belle, qui commençait à avoir de l’inclination pour Démocrate, la reçut avec froideur, mais elle dit toutefois à son père qu’elle était prête de suivre ses volontés, ce qu’elle crut devoir faire, tant à cause de l’obéissance qu’elle lui devait que parce que Démocrate ne lui avait pas encore déclaré qu’il l’aimait.

Ce malheureux amant, que la prudence avait toujours trahi, eut à peine appris cette fâcheuse et triste nouvelle qu’il vint trouver Sestiane pour lui découvrir son amour. Elle ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’elle sentit tout à coup une émotion si grande et un trouble si puissant dans son âme qu’il se fit voir jusque sur son 140140 visage. Démocrate, de son côté, parut si saisi qu’il ne put proférer une seule parole, ce qui fut cause qu’ils se regardèrent longtemps l’un l’autre sans avoir la force de se parler. Mais enfin Démocrate rompit le silence et, après avoir poussé deux ou trois soupirsLes soupirs constituent l’une des expressions topiques de la passion amoureuse dans les années 1660. Molière, Don Garcie de Navarre, v. 69 : « Sans employer la langue, il est des interprètes / Qui parlent clairement des atteintes secrètes. / Un soupir, un regard, une simple rougeur,/ Un silence est assez pour expliquer un cœur » Mademoiselle Desjardins, Lettres et billets galants (1667)  : « Vous sauriez bien qu’il est impossible d’exprimer ce que je ressens pour vous, et que si quelque chose le pouvait, ce ne serait que le silence, les soupirs et les larmes. » (billet VI). Ils font également le sujet d’une élégie au tome II des Nouvelles Nouvelles, p. 204-209., qui firent connaître le trouble de son âme à cette belle affligée, il lui dit :

— Est-il possible, Madame, que ce que l’on me vient d’apprendre soit véritable et que vous soyez prête d’épouser…

— Oui, lui repartit-elle, à demi en colère, je suis prête de me marier puisque vous l’avez bien voulu. Pardonnez-moi, Seigneur, reprit-elle aussitôt, en se repentant de ce qu’elle avait dit, si je vous ai parlé de la sorte, et ne l’attribuez qu’à des chagrins que j’ai dans l’esprit, qui me trou-141141blent, et qui m’embarrassent et m’empêchent de songer à ce que je fais et à ce que je dis.

— Il n’est plus temps, Madame, lui répondit Démocrate en se jetant à ses genoux, de me cacher que j’eusse été le plus heureux du monde si le sort qui me persécute ne s’y fût point opposé. Vos yeux et votre bouche me le viennent d’apprendre. Ce sont des témoins que vous ne pouvez désavouer. Ne les démentez point, de grâce, et laissez-moi sentir dans toute leur étendue les funestes et charmants déplaisirs d’apprendre mon bonheur lorsqu’il m’est impossible d’en jouir. Ils me donneront de la joie et de la tristesse tout ensemble : de la joie d’apprendre que j’ai la gloire d’être aimé d’une si belle et si généreuse personne, et de la 142142 tristesse de l’avoir connue trop tard et de n’avoir pas parlé plus tôt.

— Ah, cruel ! lui repartit Sestiane en soupirant, pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt, ou pourquoi parlez-vous si tard ? Si vous m’aimiez, comme vous dites, vous devriez aimer mon repos, et, pour ne me le pas ôter, me laisser croire que vous n’avez jamais eu d’amour pour moi.

— Le peu que je vaux, lui répliqua Démocrate, ne rendant pas ma perte considérable, ne doit pas causer celle de votre repos. Mais comme je perds beaucoup en vous perdant, c’est à moi seul de me plaindre et de me repentir de ne vous avoir pas plus tôt découvert ma flamme.

— D’où vient, lui demanda alors Sestiane, que vous avez été si longtemps sans en parler ?

— Ceux qui demandent 143143 un cœur, lui répondit-il, sans l’avoir mérité par leurs services et par leur amour, étant souvent mal reçus et ne l’obtenant presque jamais, j’ai cru le vôtre trop considérable pour le hasarder. D’ailleurs, je n’ignorais pas que peu d’objets donnent leurs cœurs si leurs yeux ne sont accoutumés à voir ceux qui les prétendent et si l’on n’a su les y disposer, qu’un cœur ne se donne qu’à la connaissance que l’on a de l’amour d’un amant et non à la demande qu’il en fait, et qu’il n’est point de beauté qui ne le refuse à ceux qui ne l’ont pas mérité par leur amour et par leurs services, à moins que l’ambition ne l’y contraigne ou que la grandeur et l’éclat du mérite de ceux qui le demandent ne l’y obligent. Aussi ne doit-on point passer pour 144144 amant dès que l’on commence d’aimer. Il faut du temps pour acquérir cette qualité et ceux qui n’ont pas fait connaître qu’ils la possèdent avec justice ont tort de prétendre d’être aimés parce qu’ils commencent d’aimer. L’amour d’une belle personne ne doit pas être la conquête du premier soupir d’un amant, et ceux qui sont assez vains pour croire qu’ils pourront l’obtenir avant que d’avoir appris à aimer, doivent attirer sur eux l’indignation et la colère de celle dont ils demandent le cœur. Voilà, continua Démocrate, ce qui m’a fait tarder si longtemps à vous découvrir l’ardeur qui me brûle. Et comme je craignais de vous irriter par l’aveu de mon amour, j’y voulais disposer votre âme par mes soins, par mes assiduités 145145 et par mille autres marques de la plus violente passion qui fut jamais.


Sestiane ne put écouter ce discours sans pousser quelques soupirs et, lorsque Démocrate eut cessé de parler, elle lui dit que, puisqu’il s’était défié de son mérite et qu’il avait cru ne pouvoir pas obtenir son cœur avant que de l’avoir mérité par ses services et par son amour, il devait, pour prévenir le malheur qui lui était arrivé, la demander à son père dès qu’il eut formé le dessein de l’aimer, et tâcher après, par ses soins et par ses assiduités, de l’obtenir d’elle-même.

— Ah, Madame ! lui répliqua-t-il, je ne voulais pas me servir de cette voieComme à la p. 138, Démocrate a respecté à la lettre les préceptes du comportement amoureux qu’impose le code galant en vigueur : il s’est confiné à un silence respectueux, s’abstenant de forcer la décision par une déclaration explicite, et il a renoncé à se servir de la contrainte de l’autorité paternelle. L’échec auquel aboutit son attitude est la démonstration flagrante que « la trop grande prudence est bien souvent inutile en l’amour » (M. et G. de Scudéry, Clélie, I, 1, éd. de 1665, p. 228) et que « La prudence et l’amour ne sont pas faits l’un pour l’autre » (La Rochefoucauld, Maxime 546). , je voulais obtenir votre cœur de vous seule et que vous vous rendissiez aux preuves de mon 146146 amour et non pas à votre devoir. Sans cela, je n’aurais jamais cru avoir le glorieux avantage d’être aimé d’une si belle personne, quand même vous auriez consenti sans peine à m’épouser. Je n’aurais su distinguer votre amour d’avec votre obéissance et j’aurais toujours cru que vous eussiez dû me haïr, ne pouvant douter que j’aurais mérité votre haine de vous avoir demandée à d’autres qu’à vous-même.

Ils furent encore quelque temps ensemble à mêler leurs soupirs et se plaindre de leur malheur, et lorsqu’ils se séparèrent, Sestiane conseilla à Démocrate d’aller déclarer à son père l’amour qu’il avait pour elle et elle le pria en même temps de ne la plus voir s’il n’en pouvait rien obtenir.

Cet amant infortuné ne l’eut pas plus 147147 tôt quittée qu’il fut découvrir sa passion à Sestianès, qui lui dit qu’il ressentait autant de déplaisir que lui de ce qu’il ne s’était pas déclaré plus tôt, mais que le mariage de sa fille était trop avancé pour le rompre. Démocrate s’en retourna, après cette réponse qu’il avait bien prévue, aussi affligé que vous pouvez vous l’imaginer et, peu de jours après, il eut le cruel déplaisir de voir marier une personne qu’il aimait avec beaucoup d’ardeur et beaucoup de tendresse, et dont il était également aimé. Ce fut alors qu’il se repentit du temps qu’il avait perdu avant que de déclarer son amour et qu’il détesta mille fois la prudence qui lui avait conseillé d’agir de la manière qu’il avait fait.


La Fortune qui jusque-là avait 148148 toujours semblé se repentirIci débute le troisième épisode de la nouvelle, qui s’inspire à plusieurs égards du déroulement et des circonstances du procès Fouquet. de toutes les insultes qu’elle avait faites à notre héros et de tous les malheurs qu’elle lui avait causés, sembla en cette rencontre s’en repentir plus que jamais, puisque Sestiane devint veuve trois mois après son mariage. La mort de son époux donna lieu à Démocrate de retourner chez elle. Sestianès approuva et ses visites et la recherche qu’il faisait de sa fille, et l’on n’attendait plus que la fin de l’année de son deuil pour célébrer son mariage lorsque, tout à coup, la Fortune, qui ne voulait pas être plus longtemps favorable à cet amant, ou plutôt qui n’avait semblé le favoriser que pour lui faire mieux sentir les maux qu’elle lui préparait, se déclara entièrement contre lui. 149149

Les choses étaient dans l’état que je vous viens de dire, quand Théomède, prince du sang et proche parent du roi, reçut ce billet d’un des officiers de l’armée :

AU PRINCE THÉOMÈDE

Étant près de rendre compte aux dieux de mes actions et me voyant sur le point de mourir, j’ai cru vous devoir donner un avis qui vous importe beaucoup. Il y a quelques jours qu’un de mes compagnons me vint demander si je voulais être d’une conspiration qui se brassait contre votre vie. Il ne me voulut point dire le nom des conjurés, mais tout ce que je pus tirer de lui, ce fut qu’il croyait que Démocrate en serait, 150150 parce qu’il était trop ami de ceux qui l’y avaient engagé pour n’en être pas, et qu’il était impossible qu’il en ignorât quelque chose. Il me devait venir trouver deux jours après pour m’en dire des nouvelles plus certaines et pour savoir ma résolution. Mais il fut tué le lendemain dans la sédition que vous savez qui arriva dernièrement en cette ville, ce qui a été cause que je n’en ai pu savoir davantage. Vous devez, après cet avis, conserver des jours qui sont si chers à l’État.

Poligesne.


Théomède n’eut pas plus tôt lu ce billet qu’il le fut porter au roi, qui fut bien surpris d’y trouver le nom de Démocrate. Mais, comme il ne pouvait s’imaginer qu’il fût capable d’une telle lâcheté, il ne voulut pas le faire 151151 arrêter comme Théomède demandait, avant que d’avoir envoyé chez celui qui avait écrit ce billet, pour voir si, de quelque manière que ce fût, l’on n’en pourrait point tirer quelque éclaircissement. Mais ceux qui y furent, l’ayant trouvé mort, revinrent sans avoir rien appris de nouveau sur ce sujet et sans avoir rien su qui pût faire sortir de l’embarras où vraisemblablement ce billet allait jeter bien du monde.

La chose ne put être tenue si secrète que Démocrate, qui avait de grands amis, n’en fût averti. Mais, comme il se sentait innocent et qu’il ne croyait pas que le roi eût aucun soupçon à son désavantage et qu’il ajoutât foi à l’imposture, il ne voulut point suivre les avis de ceux qui lui conseillaient de fuirDans « Les Succès de l’indiscrétion », le héros obtient certains résultats en ne suivant pas non plus les conseils qui lui sont prodigués. La différence tient au fait que ce dernier n’en tient pas compte par caprice, tandis que Démocrate obéit à un sens de l’honneur déplacé. . 152152


Sestianès, qui était l’auteur de cette conspiration, ayant confusément appris cette nouvelle et craignant que Démocrate, que l’on disait qui savait le nom du chef de la conspiration, ne le découvrît, le vint trouver sans bien examiner ce qu’il faisait, comme font la plupart des coupables, à qui la crainte fait perdre le jugement, et lui dit qu’il avait appris qu’il le voulait accuser, mais que ceux qui lui avaient pu dire qu’il était coupable (en cas toutefois que l’on le lui eût dit) l’accusaient injustement, et que leurs soupçons n’étaient fondés que sur ce qu’ils savaient que le prince Théomède était son ennemi et qu’il le haïssait mortellement, ce qui leur faisait croire que, pour se délivrer d’un si puissant et si redoutable enne153153mi, et qui lui nuisait beaucoup à la cour, il avait résolu de le faire périr.

Ce discours surprit beaucoup Démocrate. Il dit à Sestianès qu’il lui apprenait des choses qu’il n’avait jamais sues, qu’il ne croyait point qu’il eût pu concevoir une si horrible pensée et si contraire à sa gloire et que, n’ayant jamais su les auteurs ni les complices de cette conspiration, ni même que l’on avait conspiré, il n’avait garde de l’accuser, ni lui ni d’autres. Ces paroles dissipèrent en quelque façon la crainte de Sestianès et l’empêchèrent de fuir comme il se l’était proposé. Il fut, après avoir quitté Démocrate, trouver tous les conjurés et leur dit de ne se point alarmer, quelque chose qu’ils pussent entendre dire, et 154154 qu’il était assuré que personne ne savait rien.


Pendant que toutes ces choses se passaientCe résumé n’amène aucune information nouvelle. Cela pourrait constituer un indice de rapiéçage, conforme aux pratiques d’écriture de Donneau de Visé. , on résolut de faire arrêter Démocrate pour l’obliger à dire ce qu’il savait de cette conspiration. Ce héros infortuné apprit cette nouvelle sans en paraître alarmé et même sans changer de visage, et comme il se fiait beaucoup sur son innocenceFouquet fut également arrêté sans résistance et sa défense reposait sur une innocence affichée (voir J.-C. Petitfils, Fouquet, p. 388 sq.), il fut faire sa cour à son prince au temps qu’il avait accoutumé, ce qui fut cause qu’il eut la gloire d’être arrêté dans le palais du roi et d’être conduit en prison par ses gardes. On l’y laissa deux jours sans lui rien direFouquet fut isolé du monde pendant les six premiers mois de son internement, sans même recevoir d’acte de procédure (voir J.-C. Petitfils, op. cit., p. 388). et le troisième on l’interrogea, mais sans fruit, ce malheureux innocent n’ayant pu découvrir ce qu’il ne savait pas. On lui représenta ensuite la lettre de Poliges155155ne, pour voir si elle ne le surprendrait pas et ne ferait point paraître d’émotion sur son visage. Il répondit sans paraître étonné à ceux qui la lui montrèrent, ou que Poligesne était un imposteur, ou que celui qui l’avait voulu séduire en était un et, comme ses juges ne purent tirer d’autre réponse de lui, ils s’en retournèrent et ne rapportèrent des nouvelles au roi et au prince Théomède que de la fermeté de Démocrate.

Lorsque ceux qui étaient venus l’interroger l’eurent quitté, il fit réflexion sur la lettre qu’ils lui avaient montrée, par laquelle il avait appris que l’auteur de la conspiration devait être de ses amis. Il repassa dans son esprit tous ceux qu’il connaissait pour voir si parmi tous ses amis il n’y 156156 avait personne qui fût capable de cette lâcheté et sur qui il pût asseoir ses soupçons. Mais, n’en ayant trouvé aucun, il se ressouvint de ce que Sestianès lui était venu dire quelque temps avant qu’il eût été arrêté prisonnier, et soupçonna dès lors une partie de la vérité, ce qui l’embarrassa beaucoup et lui causa de cruelles inquiétudes. Car si d’un côté il était au désespoir d’avoir lieu de soupçonner le père de sa maîtresse d’une action si noire et si indigne d’un homme d’honneur, d’un autre côté il se croyait obligé de dire tout ce qu’il savait et se persuadait que c’était se rendre criminel et blesser son honneur que de ne le pas découvrir.

Toutefois, après avoir consulté en lui-même ce qu’il avait à faire, il vit bien qu’il ne devait pas ac157157cuser un homme de la qualité de Sestianès sans aucune preuve et sur une simple conjecture et que, si les mauvais traitements qu’il avait reçus du prince Théomède faisaient croire à ses ennemis qu’il avait conspiré contre lui, c’était un motif aussi fort pour faire croire à ses amis que l’on le soupçonnait injustement et que, sans savoir la vérité, l’on tirait à son désavantage des conséquences tout à fait contraires à sa gloire et injurieuses à sa réputation. C’est pourquoi, après avoir bien consulté la prudence pour voir ce qu’il avait à faire, elle ne lui donna point d’autre conseil que celui de se taire, et de ne point parler de ce qu’il lui était impossible de prouver et de ce qui pourrait indubitablement lui faire perdre le cœur de 158158 sa maîtresse.

Peut-être toutefois que, s’il eût moins écouté les conseils de la prudence et qu’il eût dit tout ce qu’il savait, Sestianès étonné, confus et surpris, comme sont d’ordinaire la plupart des criminels lorsqu’ils se voient découverts, n’aurait su si bien cacher sa surprise et son trouble que son visage n’eût découvert son crimeLa prudence tend ici à la pusillanimité, conformément à un topos bien établi depuis d’Aubigné (le conseiller Morvilliers se fait « prudence de crainte ») ou Thou (sur le même, qui « penchait toujours pour le côté le plus sûr […] la crainte d’un péril présent, quelque léger qu’il fût, le rendait incapable de donner un conseil mâle et vigoureux »). . Mais, comme il n’avait point de preuves, c’eût été non seulement se mettre au hasard de perdre le cœur de sa maîtresse, mais encore se mettre en danger de passer pour imposteur en avançant des choses qu’il ne pouvait soutenir. Ce n’est pas que, si Démocrate eût été heureux, la Fortune ne l’eût pu faire réussir en agissant de la sorte. Mais comme il s’était proposé de suivre la prudence en toutes cho159159ses, et qu’elle ne donne jamais rien au hasard, il ne fallait pas qu’il entreprît rien qui fût hasardeux.


Cependant que ce criminel sans crime, ou plutôt cette innocente victime du malheurDonneau s’efforce de toucher son lecteur en combinant une pensée (« criminel sans crime ») et une expression pathétique. « L’Innocente victime du malheur » évoque également le titre de L’Innocence persécutée, manuscrit défendant la cause de Fouquet qui circulait alors de manière clandestine (voir l’édition de M.-F. Baverel-Croissant, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2002)., s’abandonnait tout entier à son inquiétude et cherchait les moyens de sortir du doute où flottait son esprit, Sestianès, de son côté, était dans une crainte et dans un trouble qu’il serait difficile d’exprimer. Tantôt il croyait que Démocrate savait son crime et que l’amour qu’il avait pour sa fille l’empêchait de parler et de le découvrir, tantôt il s’imaginait qu’il n’en savait rien, et tantôt il se persuadait qu’il ne pourrait pas être longtemps maître de son secret et qu’il serait contraint de le déclarer. Son 160160 âme, étant agitée de toutes ces pensées différentes, s’abandonnait tour à tour à la crainte, à la douleur, au chagrin et à l’espéranceCette formule exploite le goût du public pour la peinture du cœur et des sentiments. La « Description de l’âme inquiétée » au tome II des Nouvelles Nouvelles en constitue une déclinaison plus longue et plus élaborée. , sans sortir toutefois de l’inquiétude qui la tourmentait, même dans les moments où elle se flattait que Démocrate ne savait rien ou que, s’il avait tout appris, son amour l’empêcherait de le découvrir.

Quoique Sestianès fût toujours dans la crainte et que ses inquiétudes fussent grandes, quoique les soucis de Démocrate fussent des plus cuisants et ses douleurs des plus sensibles, tous ces tourments n’approchaient pas des cruels déplaisirs que Sestiane ressentait et, comme la gloire lui était plus chère mille fois que sa vie et que son amour, le dépit causait seul ses soupirs. Elle 161161 était plus touchée de la prison de Démocrate parce qu’elle l’avait aimé que parce qu’elle l’aimait, et elle avait un regret qui ne se peut exprimer d’avoir laissé surprendre son estime et sa tendresse à une personne qu’elle en jugeait indigne et qu’elle croyait coupable de la plus honteuse lâcheté du monde. Cette généreuse personne ne ressemblait pas à celles qui ne peuvent haïr ceux qu’elles ont aimés et qui ne voient les crimes que leurs amants commettent quelquefois après qu’ils ont su gagner leur cœur que des yeux de leur amour, c’est-à-dire que pour les excuser. Elle ne voyait le crime prétendu de Démocrate que des yeux de sa colère et ne respirait que de se venger sur lui et sur elle-même de ce qu’il l’avait 162162 su contraindre à l’aimer, et même à lui déclarer la flamme dont elle brûlait pour lui. C’est pourquoi elle fit résolution de ne l’épouser jamais, quand même il fût sorti de prison et que le roi lui eût donné sa grâce, à moins qu’il ne fût entièrement purgé du soupçon injurieux dont sa réputation avait été tachéeLa réputation est un enjeu essentiel au début des années 1660, à la fois dans l’actualité (affaire des Fouquetleaks) et dans les textes littéraires. Elle donnera lieu à la « Conversation des soupçons » au tome II des Nouvelles Nouvelles. .


Tandis que Sestiane se donnait tout entière à son dépit, Démocrate fut encore interrogé plusieurs fois, mais il montra toujours une égale fermeté et le prince Théomède, ne pouvant douter qu’il n’eût des ennemis secrets, prit si bien garde à lui que ceux qui avaient dessein de lui arracher la vie ne trouvèrent point d’occasion favorable d’exécuter leur dessein.


La prison de Démocrate, que 163163 l’on ne pouvait croire coupable d’un crime si indigne de lui et si contraire à la haute réputation qu’il s’était acquise, affligeait beaucoup ses amisC’est également la réaction qu’eurent les amis de Fouquet, notamment La Fontaine. , et surtout Anaxandre, qui était un gentilhomme étranger d’une famille très illustre et dont le nom est connu dans une bonne partie de l’Europe. Ils avaient fait quelques voyages ensemble et avaient contracté une si grande amitié que je ne puis l’exprimer qu’en disant que tout ce que les histoires ont raconté des plus fortes amitiés ne peut égaler celle qui était entre eux. Il y avait déjà longtemps que cet étranger avait fait dessein de s’en retourner en son pays, et son départ n’avait été retardé que par la grande amitié qu’il portait à Démocrate, qu’il ne pouvait se ré164164soudre de quitter. Il s’y résolut toutefois, voyant son ami prisonnier, mais ce ne fut que pour le servir, comme vous apprendrez dans la suite.

Ce généreux et fidèle ami de Démocrate affecta beaucoup de précipitation dans son départ et sortit du royaume sans dire adieu à personne et sans saluer même le roi dont il était beaucoup connu, parce que toutes ces choses lui pouvaient être utiles dans le dessein qu’il avait de servir son ami, et que l’on en pouvait tirer des conséquences capables de faire croire ce qu’il voulait persuader.

L’on commençait à s’entretenir de la prison de Démocrate, et parmi les grands du royaume et parmi le peuple. Tous les esprits étaient partagés et 165165 avaient des pensées différentes sur ce sujet. Il y avait des personnes qui parlaient de lui comme d’un grand criminel, d’autres qui soutenaient qu’il était innocent, et d’autres qui ne pouvaient s’imaginer ni l’un ni l’autre et qui ne savaient ce qu’ils devaient croire. Le roi même et le prince Théomède commençaient à se trouver beaucoup embarrassésGrâce à la publication régulière de factums en faveur de l’ancien Surintendant des finances, aux vices de procédures qui entachèrent et retardèrent le procès, ainsi qu’aux chansons et vers qui couraient oralement, ou qui circulaient sous forme de manuscrits et imprimés, l’affaire Fouquet devint également un scandale public (voir J.-C. Petitfils, op. cit., p. 412)., et Démocrate, tout accusé et tout prisonnier qu’il était, avait l’esprit plus calme qu’eux et ressentait moins de trouble dans l’âme.


Les choses étaient en cet état, c’est-à-dire ni plus ni moins avancées que le premier jour que Démocrate avait été arrêté prisonnier, lorsque Anaxandre, qui était enfin sorti du royaume où son ami était injustement accusé, 166166 écrivit au roiL’arrestation de Fouquet donna également lieu à une mobilisation des amis de l’ancien surintendant. Le comportement d’Anaxandre présente ainsi des similitudes avec celui de Pellisson. L’ancien secrétaire du surintendant lui reste fidèle, même emprisonné, et écrit plusieurs textes courageux pour sa défense, parmi lesquels le « Discours au roi par un de ses fidèles sujets sur le procès de M. Fouquet » (manuscrit), une élégie sur la disgrâce de Fouquet, ainsi que plusieurs factums imprimés. la lettre que vous allez voir.

Au roi

Je crois être obligé de dire à votre Majesté, pour ne pas laisser périr un innocent, que je suis l’auteur de la conspiration que vous avez su qui menaçait les jours du prince Théomède et que l’amitié qui est entre Démocrate et moi a fait croire à quelques-uns des conjurés que je lui pourrais avoir découvert le dessein que j’avais contre la vie de ce prince. Mais j’ai trop aimé ce cher et généreux ami pour lui en faire part. Peut-être toutefois que je l’eusse fait s’il n’eût été votre sujet. Mais son crime eût été trop grand de s’attaquer aux parents d’un roi dont il avait reçu tant de biens. Cette raison m’a obligé 167167 d’avoir soin de sa gloire et de ne le point mettre dans la fâcheuse et cruelle nécessité de trahir ou son roi ou son ami.

Un tel aveu vous surprendra sans doute. Mais mon crime est si beau que j’espère que le temps fera voir qu’il n’y a que des généreux qui se puissent noircir d’un semblable forfait et que, tout criminel que je me déclare, la postérité ne reprochera rien à ma gloire. Comme je serais fâché que le prince Théomède perdît la vie pour un autre sujet que pour celui dont j’avais résolu de l’immoler, je lui donne avis qu’il y a de vos sujets qui conspirent contre lui, sans que je sache par qui ils y sont engagés, ni quel motif les y pousse.

ANAXANDRE

Comme Anaxandre avait, et beaucoup d’esprit, et beaucoup 168168 de prudence, et que ce qui s’était passé l’empêchait de douter que le prince Théomède n’eût des ennemis secrets et que l’on ne conspirât contre lui, il lui donnait cet avis afin que l’aveu d’un crime qu’il n’avait pas commis ne fît pas croire aux coupables qu’ils fussent en sûreté, et que ce prince ne s’exposât pas à leur fureur.


Je vous laisse à juger de la surprise du roi et de l’étonnement du prince Théomède lorsqu’ils eurent lu la lettre d’Anaxandre. Ils furent longtemps l’un et l’autre sans savoir ni ce qu’ils devaient faire, ni même ce qu’ils devaient croire. Mais enfin le roi, qui n’avait pas encore étouffé dans son cœur tous les sentiments d’estime qu’il avait autrefois eus pour Démocrate, 169169 crut qu’il devait ajouter foi à cette lettre, et ce qui le confirma dans cette pensée, ce fut le souvenir de la précipitation avec laquelle Anaxandre était parti et de ce qu’il semblait se glorifier de son crime en disant que la postérité ne reprocherait rien à sa gloire, et le rapport qu’il trouvait de cette lettre à celle de Poligesne, qui avait écrit que l’on ne l’avait pas assuré que Démocrate fût de la conspiration, mais qu’on croyait qu’il la devait savoir parce qu’un de ses amis en était l’auteur.


Comme nous vivons dans un siècle où règne l’invention et où l’expérience fait voir tous les jours que tout le pouvoir des rois ne peut empêcher qu’un prisonnier ne sache tout ce qui se fait ou pour ou contre luiLes amis et soutiens de Fouquet obtinrent également des instances judiciaires qu’il puisse accéder aux documents en circulation et aux pièces à conviction, et lui fournirent tous les documents possibles (voir J.-C. Petitfils, op. cit., p. 412). , 170170 les amis de Démocrate lui firent bientôt savoir tout ce qu’Anaxandre avait écrit en sa faveur. Ils lui firent même tenir une copie de la lettre qu’il avait envoyée au roi pour se justifier. Cette lettre embarrassa autant cet illustre prisonnier qu’elle avait fait le roi et le prince Théomède. Il ne pouvait se persuader qu’un homme si généreux et qu’il connaissait jusques au fond de l’âme pût être capable d’un tel crime et, plus il considérait que, comme innocent ou comme criminel, il lui voulait sauver la vie, plus cette générosité lui faisait douter qu’il fût coupable.

A peine avait-il été quelque moment dans cette pensée qu’il la quittait pour s’attacher à une autre. « Si Anaxandre, disait-il en 171171 lui-même, était innocent, il aurait trouvé lieu de me faire savoir qu’il ne s’accuse que pour me sauver l’honneur et peut-être la vie, et il ne m’exposerait pas à la dure nécessité de douter de son innocence, dans un temps où il veut peut-être faire connaître la mienne aux dépens de sa gloire ». Il fut longtemps dans cette cruelle incertitude, mais enfin, quelque sujet qu’il eût de douter, il ne put se persuader qu’un si parfait ami pût être coupable.

Quoique Démocrate eût beaucoup de prudence et qu’il eût un esprit pénétrant, il avait l’imagination remplie de trop de pensées différentes pour se représenter tout d’un coup la prudence dont Anaxandre s’était servi en cette rencontreLe « Discours sceptique sur la fausse prudence du siècle », publié dans les Mémoires(1657) de Marolles, fustige ce comportement rigide et conseille « de se contenter de la médiocrité présente » (p. 118). En n’écoutant que son sens de l’honneur au détriment du bon sens, Démocrate fait acte de fausse prudence.. Car ce géné- 172172reux ami n’ayant pas voulu, par plusieurs raisons considérables, lui faire savoir la vérité de ce qu’il écrivait au roi, il avait appréhendé de ne trouver pas une personne assez fidèle pour le lui faire savoir de vive voix, ou que, s’il lui eût écrit, il n’eût eu de la peine à lui faire rendre la lettre, ou même qu’elle n’eût été surprise. Ce ne furent pourtant pas là les principales raisons qui l’obligèrent à ne point faire savoir à Démocrate qu’il était innocent et qu’il ne se déclarait coupable que pour le servir. Il avait une raison plus forte que toutes celles-là et, comme il connaissait la générosité de cet illustre malheureux, il appréhendait que, s’il savait la vérité, il ne la découvrit et qu’il n’avouât que son ami se rendait criminel pour le servir.173173


Sestianès apprit tout ce qui se passait sans que ces nouvelles pussent dissiper sa crainte et rendre le calme à son esprit. Il connut bien que cela n’avait point fait changer l’état des choses. Il vit bien que, si Démocrate savait qu’il fût criminel, il était toujours en son pouvoir de le déclarer et, comme il était l’auteur de la conspiration, il connut mieux que personne qu’Anaxandre ne se rendait coupable que par générosité et pour sauver son ami, et il se douta même des raisons qui l’avaient poussé à donner l’avis que, dans la fin de sa lettre, il avait donné au prince Théomède.


Le roi qui, comme je vous ai déjà dit, estimait encore notre héros et qui avait été d’avis que l’on ajoutât foi à la lettre d’Ana- 174174 xandre, après y avoir fait consentir Théomède, qui était le plus intéressé dans cette affaire, déclara que Démocrate était innocent et donna ordre que l’on le fît sortir de prison.

Ce généreux infortuné ne fut pas plus tôt en liberté qu’il se vint jeter aux pieds du roi.

— Je sais, Seigneur, lui dit-il, combien coûte cher à la gloire du plus parfait ami qui fût jamais la liberté que l’on me vient de donner. Le trop obligeant Anaxandre ne s’est fait criminel que pour me rendre innocent. Tout son crime est mon malheur. Il a cru me devoir donner, aux dépens de sa réputation, ces éclatantes et presque incroyables marques de son amitié, mais trop désavantageuses pour lui, puisqu’elles lui font perdre l’estime qu’il s’é- 175175 tait acquise parmi les hommes. Je veux reprendre mes fers pour lui rendre sa gloire et son innocence. La mienne sera assez forte pour m’en tirerCet attachement opiniâtre au code de l’honneur en dépit des réalités qu’impose la situation constituera un trait de caractère essentiel du personnage d’Alceste dans le Misanthrope de Molière. ou, si malgré tout son pouvoir, je suis contraint de périr, je n’aurai point le sensible et cruel déplaisir de vivre et de me savoir la cause du crime que l’on imputera injustement au plus vertueux de tous les hommes.

— Vous méritez, lui repartit le roi, tout surpris de ce discours, que l’on vous donne des chaînes beaucoup plus pesantes que celles que vous venez de quitter, non pas tant pour le crime dont vous êtes peut-être trop justement soupçonné, que pour le trouble et l’embarras que vous vous efforcez de jeter dans l’esprit d’un roi, qui fait tout ce qu’il peut pour vous mettre à 176176 couvert des périls qui vous menacent. Je ne puis vous en garantir avec justice qu’en trouvant un autre coupable qui vous justifie. Cependant, lorsque je le trouve, vous voulez me persuader qu’il est innocent et faites tout ce que vous pouvez pour détruire ce que je viens de faire pour vous. Cessez, ingrat, de vous opposer à mes bontés et, si vous ne le voulez faire parce que je le souhaite, faites-le, ou par pitié de vous-même, ou par l’obéissance que vous me devez. Et ne me donnez point le regret d’avoir fait périr celui qui a été autrefois honoré de ma confidence. Quand vous croiriez qu’Anaxandre fût innocent, ne laissez pas que de recevoir les marques d’amitié qu’il vous donne, ne publiez point qu’il n’est pas 177177 coupable et laissez au temps à le justifier : il rend justice à tout le monde, il ne se laisse point corrompre et il fait souvent connaître l’innocence de ceux qu’on croyait coupables et les crimes de ceux qui passaient non seulement pour innocents, mais encore pour très vertueux. Songez à ce que je vous dis ! et gardez-vous d’attirer ma colère, qui serait d’autant plus violente que vous l’auriez forcée d’éclater.


Le roi n’en dit pas davantage et laissa Démocrate dans une inquiétude et dans un embarras dont il eut bien de la peine à sortir.

Il fut à peine retourné chez lui qu’il se plaignit de la fortune qui lui vendait trop cher la liberté qu’elle venait de lui rendre, qu’il souhaita aussi ardemment qu’il 178178 avait déjà fait de rentrer dans les fers dont il venait de sortir, et qu’il se plaignit même des bontés du roi, qu’il trouva trop cruelles :

— Quoi, dit-il en lui-même, en songeant à ce que ce prince lui venait de dire, dois-je souffrir qu’un si fidèle ami qu’Anaxandre, et qui me donne de si puissantes et de si généreuses marques de son amitié, perde, pour l’amour de moi, la réputation qu’il s’est acquise dans le monde ? dois-je souffrir que son nom soit déshonoré et que la postérité doute de son innocence ? Mais, d’un autre côté, dois-je m’opposer aux volontés de mon prince ? dois-je lui refuser ce qu’il me demande ? dois-je mépriser ses bontés et causer un moment d’inquiétude à un roi qui m’a tant aimé et dont j’ai 179179 tant reçu de bienfaits ? Non, non, je dois trop à ce royal bienfaiteur, je ne puis sans crime résister à ses volontés. Mais quand il ne m’aurait jamais fait de bien, il est mon prince et je suis son sujet, et je lui dois tout en cette qualité. L’amour et l’amitié doivent céder au devoir, les sujets doivent tout à leur princeIdée exprimée entre autres dans les Maximes politiques tirées de Tacite ou l’Art de vivre à la cour (1662) de Puget de la Serre (éd. de 1663) et nous lui devons obéissance préférablement à ceux qui nous ont mis au jour.


Démocrate entretenait ainsi ses pensées, lorsque Sestianès le vint voir pour se réjouir avec lui de ce qu’il était en liberté. Après qu’il lui eut fait son compliment, Démocrate lui dit ce qui occupait son imagination avant son arrivée et le scrupule qu’il avait de souffrir qu’on crût qu’un si parfait ami qu’Anaxan- 180180 dre fût coupable du plus lâche de tous les crimes et du plus indigne d’un honnête homme.

Sestianès qui, craignant d’être découvert, eût voulu que l’on n’eût jamais parlé de cette conspiration et qu’Anaxandre, qui était absent, eût toujours été cru coupable, lui répondit que, si cet ami était criminel, il ne devait point avoir ce scrupule, et qu’il lui faisait tort de le conserver, s’il ne l’était pas.

— Les généreux, ajouta-t-il, recueillent toujours beaucoup de fruit de leurs belles actions. Anaxandre, en faisant ce qu’il a fait pour vous, a plus travaillé pour sa gloire que pour la vôtre. Ce généreux intéressé, en vous sauvant la vie et en vous rendant l’honneur, ne vous met que dans l’état que vous étiez avant que 181181 d’avoir été injustement soupçonné. Mais que ne fait-il point pour lui, puisqu’il obtient par là l’immortel et glorieux bonheur de passer dans les siècles à venir pour un grand exemple d’amitié, puisqu’il aura la gloire d’avoir été le plus généreux homme du monde et d’avoir fait la plus belle action qu’il fût jamais, et qui fera vivre sa mémoire et fera parler de lui à la postérité avec admiration et avec éloges ?

Ne mettez plus d’obstacles, poursuivit-il, à tant de beaux avantages qu’il veut à présent acheter aux dépens d’un peu de gloire, qu’il ne perdra que pour un temps et qui lui sera rendue avec beaucoup plus d’éclat qu’il ne l’aura perdue avec d’ignominie. C’est là le fruit qu’il veut tirer des ser- 182182 vices qu’il vous aura rendus, et c’est ce qu’il gagnera en vous servant, si vous ne vous y opposez point. Ne parlez donc plus de crime, ni de coupable, et laissez-en pour un temps amortir le souvenir, puisque autrement Anaxandre ne pourrait acquérir la gloire qu’il prétend d’une si généreuse action, et qu’on dirait qu’il est d’intelligence avec vous et que vous êtes d’accord de lui rendre ce qu’il vous prête dans le même temps qu’il vous le donne.


Démocrate répondit à Sestianès que toutes ces raisons ne lui pouvaient ôter le scrupule qu’il avait dans l’âme, que la postérité ne rendait pas toujours justice et qu’elle était souvent mal instruite de la véritéDiscours topique des textes historiographiques (ouvrages et presse) : les motivations de la publication d’un ouvrage sont toujours d’éclairer des circonstances particulières ou de révéler une vérité demeurée cachée., qu’il était au désespoir de voir que la gloire de son ami fût pour ja- 183183mais hasardée, cependant que les vrais coupables vivaient en sûreté. Il proféra ces paroles d’un air qui fit croire à Sestianès qu’il voulait parler de lui, ce qui fut cause qu’il fit ce que nous verrons dans la suite de cette histoire.

Dès que Sestianès fut sorti, Démocrate fut voir sa maîtresse, qu’il trouva seule. Il voulut se jeter à ses genoux, mais Sestiane l’en empêcha et lui dit, avec beaucoup de fierté et de mépris, qu’après ce qui était arrivé, elle ne pouvait plus écouter ses soupirs sans blesser sa gloire, ni souffrir qu’un criminel l’entretînt de son amour.

— Ah ! Madame, lui repartit Démocrate, d’un air tout plein de respect et aussi triste que passionné, si tous les malheureux sont criminels, j’a-184184voue que je suis le plus grand coupable du monde, puisque je suis le plus infortuné, non pas tant toutefois pour avoir été injustement soupçonné de la plus honteuse lâcheté que l’on puisse imaginer, que parce que je n’ai plus le glorieux avantage d’être aimé de la plus belle et la plus équitable personne de la terre.

— Puisque vous croyez que je sois équitable, lui répondit Sestiane, vous ne devez pas vous plaindre de moi.

— Je vois bien, lui répliqua cet amant infortuné, que, quoique jusques à présent j’aie toujours cru être innocent, que je n’aie jamais rien reproché à ma gloire et que présentement encore je ne sache pas mon crime, qu’il faut que je sois un grand criminel, puisque vous doutez de mon innocence. 185185

— J’en doute avec justice, lui repartit cette belle irritée, et, si ce qu’Anaxandre a écrit en votre faveur suffit pour vous faire sortir de prison et pour vous faire donner la vie, ce n’est pas assez pour vous rendre l’honneur, ce n’est pas assez pour me faire croire que je n’aimerais point en vous un homme noirci d’un crime odieux, ce n’est pas assez pour m’empêcher de douter de votre innocence et ce n’est pas assez pour ma satisfaction, pour mon repos et pour ma gloire.

Ah ! pourquoi vous ai-je jamais vu ? pourquoi m’avez-vous découvert votre flamme ? pourquoi vous ai-je aimé ? pourquoi m’avez-vous su contraindre malgré moi à vous montrer ma tendresse ? pourquoi m’avez-vous mise en état de regretter toute ma vie l’amour que 186186 je vous ai portée ? Et pourquoi… le dirai-je ? oui, pour vous punir de votre crime, pour vous punir de m’avoir su contraindre à vous avouer mon amour, et pour vous faire souffrir si vous m’aimez encore, pourquoi… Mais d’où vient que mon coeur ne le peut dire sans soupirer ? pourquoi, lâche ? pourquoi, malgré tout mon dépit, ai-je encore plus d’amour pour vous que je ne devrais avoirLe monologue de Sestiane, par le paradoxe qu’il exprime entre colère et amour irrépressible, vise à provoquer un effet semblable au « dépit amoureux » qui avait fait le succès de la comédie homonyme de Molière durant les années 1658-1662. ?

Quoique je lise sur votre visage que ce discours ne vous déplaît pas, poursuivit-elle avec des yeux enflammés de dépit, d’amour et de colère, et que vous n’y trouvez point de quoi vous punir, sachez toutefois que ce nouvel aveu de ma flamme vous doit faire souffrir plus que vous ne vous imaginez, si vous m’aimez véri-187187tablement, puisqu’il n’y a rien au monde qui ne puisse m’obliger à vous donner la main avant que votre innocence soit si pleinement justifiéeCette même contrainte pèse sur les femmes touchées par le scandale des Fouquetleaks. Les conditions nécessaires pour être lavée de tout soupçon feront le sujet de la « Conversation des soupçons » au tome II des Nouvelles Nouvelles. que je n’aie plus aucun lieu d’en douter.

Car enfin, continua-t-elle, quoique vous soyez absous, vous n’êtes pas encore bien justifié. Quand on a une fois perdu l’honneur, on ne le recouvre pas si facilement et il faut des preuves plus convaincantes que ce qu’écrit un ami qui veut bien immoler sa gloire à l’amitié qu’il a pour vous, et qui parlerait peut-être autrement s’il se voyait chargé de fers.


Ce discours causa beaucoup de chagrin et beaucoup de joie à Démocrate, car, si d’un côté il était ravi de voir que Sestiane l’aimait toujours, et de voir que, malgré tout son dépit, elle 188188 n’avait pas la force de lui cacher son amour, d’un autre côté il avait un déplaisir incroyable de ne se voir pas en état de la posséder et de ne savoir pas de moyens par où il pût si pleinement justifier son innocence qu’il fût impossible à sa belle et scrupuleuse maîtresse d’en pouvoir douter.

Ces pensées occupèrent quelque temps son esprit et furent cause qu’il fut quelques moments sans lui répondre. Mais il rompit enfin le silence et lui dit :

— Je ne sache rien, Madame, qui vous puisse mieux prouver mon innocence et qui la puisse mieux faire connaître à tout le monde, que l’amour que j’ai pour vous et que j’ai osé vous déclarer. Un cœur qui se serait senti coupable n’aurait pas eu assez d’assurance pour vous donner des marques de son feu 189189 et pour vous demander la permission et l’honneur de soupirer pour vous. Il n’aurait osé ajouter ce crime à celui dont il aurait été souillé et il aurait appréhendé que votre esprit et vos yeux, qui pénètrent tout et qui ont des clartés particulières, n’eussent bientôt connu et son crime et ses plus secrets sentiments.

— Ne tâchez point, interrompit Sestiane, de séduire mon dépit par ce discours flatteur et, si vous voulez m’obliger, laissez m’en jouir jusqu’à ce que je ne puisse plus douter de votre innocence.

— Il faut donc, lui répliqua Démocrate, que j’attende (si toutefois je le puis sans expirer) que la Fortune, qui m’a rendu coupable, fasse voir que je suis innocent. Peut-être qu’elle travaillera à ma justification, lorsque je n’y pen- 190190 serai point, de même qu’elle a travaillé à obscurcir ma gloire lorsque j’y songeais le moins. Comme cette volage fait souvent des coupables pour se divertir du trouble et de l’embarras où elle jette quantité de personnes, elle se plaît aussi à les rendre innocents lorsqu’ils croient que leur vertu ne sera jamais reconnue et qu’ils désespèrent de se revoir dans le même degré d’honneur où ils étaient avant que d’avoir été attaqués par cette inconstante. Ce temps viendra, Madame, et vous connaîtrez alors que je ne suis pas tout à fait indigne de l’amour que vous me portez.

– Ah ! que n’est-il déjà venu, ce temps, s’écria Sestiane. Ne vous imaginez pas, reprit-elle aussitôt, que l’amour me fasse parler ainsi, ma gloire seule occupe tou-191191tes mes pensées, et tout ce qui la peut mettre à couvert me touche tellement que l’on ne doit pas s’étonner si je montre tant d’ardeur lorsque l’on me dit quelque chose qui peut servir ou à la rétablir ou à l’augmenter.

– Mais, Madame, lui répondit Démocrate, si par la justification de mon innocence je puis vous rendre la gloire que vous vous imaginez avoir perdue parce que vous m’avez aimé, votre amour ne sera-t-il pas satisfait, et cette justification ne lui sera-t-elle point aussi sensible qu’à votre gloire ?

– Jugez-en, lui repartit Sestiane, par la tendresse que vous savez que j’ai pour vous et ne m’en demandez pas davantage.


Ils furent encore quelque temps ensemble, pendant lequel Démocrate connut que, si cette belle 192192 avait beaucoup d’amour pour lui, elle avait encore plus de pouvoir sur son esprit et qu’il lui serait impossible d’obtenir sa main avant que de s’être purgé du crime prétendu dont elle croyait que l’on le pût encore soupçonner.


Démocrate fut à peine sorti de chez Sestiane qu’il songea aux moyens de se justifier de la manière que cette belle demandait. Mais, plus il y rêvait, plus il se trouvait embarrassé, car il commençait à croire que Sestianès fût le véritable criminel, et le conseil qu’il lui avait donné de laisser croire qu’Anaxandre fût coupable et de laisser amortir le souvenir d’un crime dont on ne savait découvrir le véritable auteur, joint à ce qu’il lui était venu dire avant que l’on l’eût 193193 arrêté prisonnier, le confirmèrent dans cette pensée et redoublèrent l’inquiétude qui le tourmentait.

– Quand j’accuserais, dit-il, Sestianès, quand il confesserait son crime et quand, par son aveu, je serais justifié, j’aurais fait ce que Sestiane souhaite de moi, j’aurais fait voir mon innocence et j’aurais satisfait sa gloireLa situation exposée ne peut manquer de rappeler la structure du dilemme qu’avaient exprimé les célèbres stances du Cid : l’honneur s’oppose à l’amour, en sachant implicitement que si, comme Rodrigue, Démocrate n’obéit pas aux lois de l’honneur, l’amour lui sera refusé. La notoriété de ces stances traverse le siècle : Marc-Antoine Charpentier en publie une mise en musique dans le Mercure galant de janvier à mars 1681. ! Mais aussi, comme j’aurais fait plus qu’elle ne demande, j’aurais, en trouvant les moyens de me faire aimer, trouvé ceux de me faire haïr en même temps, j’aurais, en trouvant les moyens d’obtenir sa main, trouvé ceux de me la faire refuser et j’aurais, enfin, en trouvant les moyens de me justifier, trouvé ceux de me noircir auprès d’elle d’un crime beaucoup plus odieux que le premier, et telles sont les rigueurs194194 du sort, qui s’obstine à me poursuivre, que je ne puis faire l’un sans l’autre et que je ne puis passer pour innocent auprès de l’objet à qui je me veux justifier, sans passer en même temps dans son esprit pour ingrat, pour cruel et pour beaucoup plus coupable que je ne lui parais présentement.


Après que cet amant affligé se fut quelque temps entretenu dans ces tristes et gênantes pensées et qu’il eut fait passer toutes ces choses dans son imagination, il fut quelques moments immobile et demeura si enseveli dans sa douleur qu’à peine donna-t-il quelque signe de vie. Quand il fut revenu de cet abattement que l’excès de sa douleur lui avait causé, il s’imagina tout d’un coup avoir trouvé le secret de sortir de l’incertitude et du trouble où il 195195 était. « Il faut, dit-il en lui-même, que je déclare à Sestiane tout ce que je sais, que je lui découvre toutes les raisons qui me persuadent que son père est l’auteur du crime dont on m’a soupçonné, et que je lui demande qu’elle m’épouse pour me récompenser d’avoir si bien gardé le secret et pour m’obliger à le garder encore, et j’espère que le silence que j’ai observé pour l’amour d’elle et que la crainte qu’elle aura que je ne le rompe seront cause qu’elle ne me pourra refuser sa main à moins que de paraître ingrate, et envers son père, et envers moi. »

Il eut à peine demeuré un moment dans ces agréables pensées qu’il les quitta pour se laisser gouverner à d’autres. « Ce serait trop hasarder, dit-il, que d’agir de la 196196 sorte : si Sestiane n’ajoutait point de foi à mes discours, elle serait obligée d’avoir pour moi une haine invincible et, loin de l’obtenir par ce moyen, je perdrais pour jamais la place que je possède dans son cœur. C’est pourquoi je ne dois agir qu’avec prudence (c’est une trop belle vertu pour la perdre), elle me fournira assez d’autres moyens pour venir à bout de mes souhaits et, comme je suis sûr de la tendresse de la divine beauté qui cause toutes mes peines, je dois espérer qu’elle aura pitié de mes tourments et que le temps, mes services, mes respects et mon innocence feront qu’elle se laissera enfin résoudre à m’épouser. »

Voilà les espérances frivoles dont se flattait Démocrate et la déférence qu’il avait pour les 197197 conseils que lui donnait la prudence. Mais il ne faut pas s’en étonner : il ne se ressouvenait jamais qu’elle lui avait toujours été contraire, il oubliait les malheurs qu’elle lui avait causés, dès que le péril ou le mal étaient passés et, bien qu’elle l’eût toujours trahi, il se fiait toujours en elle et ne pouvait se résoudre à l’abandonner.


Quelque temps après, il retourna chez SestianeDébut du quatrième épisode de la nouvelle, consacré à l’amant rival. , qu’il trouva aussi invincible qu’auparavant et qui ne lui répéta que les mêmes choses qu’elle lui avait déjà dites, ce qui lui causa tant de chagrin et de dépit qu’il fut dire à son père le refus qu’elle faisait de l’épouser, et le prier en même temps de songer à la parole qu’il lui avait donnée et de parler à Sestiane en sa faveur. Sestianès, 198198 qui avait résolu de perdre Démocrate et qui, malgré toute l’amour que cet amant passionné avait pour sa fille, ne se croyait pas en sûreté (parce qu’il se persuadait qu’il pourrait bien trahir un beau-père pour rétablir la gloire d’un ami à qui il avait tant d’obligation), le reçut avec en apparence la plus grande joie du monde, car il avait résolu de lui faire bonne mine jusqu’à ce qu’il eût trouvé lieu de le faire périr. Il lui promit qu’il emploierait auprès de sa fille toute l’autorité de père et lui témoigna ressentir beaucoup de plaisir de l’empressement qu’il montrait pour leur mariage. Démocrate le conjura de ne point employer toute son autorité et de ne point s’emporter contre l’objet qui faisait ses plus chers désirs, et lui dit 199199 que l’amour qu’il avait pour Sestiane était trop respectueux pour vouloir irriter cette belle et pour l’obliger à faire rien avec violence. Sestianès lui répondit qu’il était ravi de le voir dans ce sentiment et qu’il ménagerait les choses d’une telle manière que l’un et l’autre seraient satisfaits.

Après que Démocrate lui eut fait mille remerciements et qu’il l’eut conjuré de lui tenir parole, il sortit de chez lui. Mais Sestianès, pour continuer le rôle de fourbe et de lâche qu’il était accoutumé de jouer, au lieu de ce qu’il lui venait de promettre dit à sa fille qu’elle le traitât toujours de la manière qu’elle avait fait depuis qu’il était hors de prison et lui défendit de dire que c’était par son ordre qu’elle le traitait 200200 de la sorte. Comme cette généreuse personne croyait que son père agissait par les mêmes motifs qu’elle, ce discours ne lui fit aucun dépit et elle lui répondit qu’elle lui obéirait d’autant plus volontiers qu’il ne lui commandait rien qu’elle n’eût déjà résolu de faire.

Peu de temps après il se présenta pour Sestiane un parti beaucoup plus considérable que Démocrate. Ce père aveuglé, dont l’ambition réglait toutes les actions, dit aussitôt à sa fille de ne pas rebuter Arcas (car c’était ainsi que s’appelait ce nouvel amant) et de lui donner même un peu d’espérance, sans faire toutefois savoir à Démocrate que ce fût par son commandement, ce qui causa beaucoup de chagrin à Sestiane et ce qui lui fit connaître qu’elle aimait en-201201core beaucoup plus notre héros qu’elle ne se l’était imaginé.

Cependant, Sestianès commençait à se trouver bien embarrassé : il n’osait faire épouser sa fille à Arcas, parce qu’elle était promise à Démocrate il y avait longtemps et qu’il craignait que cet affront ne l’irritât et ne lui fit dire tout ce qu’il croyait qu’il sût plus tôt qu’il n’aurait fait. Il ne voulait pas aussi la donner à Démocrate, parce qu’il ne cherchait qu’une occasion favorable pour le perdre.

Pendant qu’il était dans cette inquiétude, notre héros, qui se fiait à sa parole et à l’amour que Sestiane n’avait pu lui cacher, commençait à avoir l’esprit plus tranquille qu’il n’avait eu depuis longtemps et ne prévoyait pas les nouveaux malheurs dont il 202202 était menacé.


Après avoir mis ordre à son amour, il chercha les moyens de ne point passer pour ingrat envers Anaxandre, qu’il croyait toujours innocent du crime dont il s’était lui-même accusé. Mais, ne sachant pas précisément le lieu où il était et ne voulant pas lui écrire par les voies ordinaires, il donna une lettre à un de ses domestiques et l’envoya le chercher où il s’imaginait qu’il dût être et, comme il ne doutait point de la fidélité de ce domestique (pour qui il n’avait jamais rien eu de caché) et qu’il ne voulait pas qu’Anaxandre crût qu’il avait hasardé sa réputation pour sauver un coupable, il lui donna ordre de l’assurer de vive voix qu’il était innocent et de lui dire, pour lui prouver cette vérité, qu’il croyait 203203 que Sestianès fût le véritable coupable, mais qu’il n’avait pas voulu l’accuser à cause de l’amour qu’il portait à sa fille et, n’ayant point voulu confier tout cela au papier, il écrivit seulement cinq ou six lignes à ce cher ami, pour lui donner des preuves de sa santé et pour lui faire voir qu’il jouissait de la liberté qu’il lui avait procurée.

Comme nous vivons dans un siècle où le secret n’est plus une vertuL’actualité que connaissent des thématiques comme le secret et la curiosité s’explique par le développement contemporain d’une culture de l’information. Madeleine de Scudéry venait de traiter ces deux thèmes dans le prologue de Célinte (1661). Elle les reprendra dans « Célanire », nouvelle insérée dans la Promenade de Versailles (1669). et que les choses que l’on veut tenir les plus secrètes sont bientôt sues de ceux à qui l’on veut les cacher, Démocrate ne fut pas longtemps sans apprendre qu’il avait un rival, mais un rival favorisé, non seulement du père de sa maîtresse, mais de sa maîtresse même. Cette nouvelle lui fut plus sensible 204204 et le toucha davantage que tout ce que la fortune lui avait fait souffrir jusque là de plus outrageant et de plus cruel. Il s’abandonna tout entier à son dépit et à sa colère, il appela mille fois Sestiane infidèle et Sestianès traître et perfide et douta même quelque temps s’il ne dirait point tout ce qui l’obligeait à croire qu’il était l’auteur de la conspiration que l’on avait faite contre Théomède. Mais, comme il était trop prudent pour écouter des pensées conçues dans les transports d’un premier mouvement et pour suivre les conseils de la colère, il changea bientôt ce dessein en celui d’aller trouver Sestianès et sa fille et de leur reprocher leur perfidie et leur manque de parole, mais, soit qu’ils n’y fussent pas, 205205 ou qu’ils ne voulussent point lui parler, il lui fut impossible de les voir.


Si la nouvelle de l’amour d’Arcas avait beaucoup affligé Démocrate, Sestianès était au désespoir de ce qu’il l’avait appris, parce qu’il se voyait par là obligé de travailler à sa ruine. Ce n’est pas que l’ambition de voir sa fille mariée à Arcas (qui, après les princes du sang, était un des premiers du royaume) s’étant jointe à la crainte qu’il avait que Démocrate ne le découvrît un jour et que même, après un affront si sensible à sa flamme, il ne déclarât qu’il était criminel beaucoup plus tôt qu’il n’aurait fait, ne le sollicitât puissamment à le perdre de quelque manière que ce fût, mais ce nouveau malheur l’obligeait à le faire au plus 206206 tôt. C’est pourquoi, dès ce même jour, après avoir ordonné à sa fille de traiter Arcas et Démocrate également bien et de tâcher de se les conserver tous deux jusqu’à ce qu’il lui eût fait savoir son choix, il partit pour aller à l’une de ses maisons de campagne avec deux ou trois de ceux qui étaient de la conspiration qu’il avait faite contre Théomède, afin de chercher ensemble les moyens d’exécuter le dessein qu’il avait projeté et de s’entretenir à loisir et sans crainte d’être écoutés.

Ils furent à peine à une demi-lieue de la ville qu’ils aperçurent de loin un homme qui était attaqué par trois autres. Ils firent ce qu’ils purent pour le secourir, mais les attaquants, qui étaient des voleurs, voyant que l’on venait 207207 droit à eux, prirent la fuite, mais seulement après que la rage de voir venir du monde leur eut fait donner plusieurs coups à celui qu’ils voulaient voler, tellement que Sestianès et les siens trouvèrent ce pauvre malheureux sans vie lorsqu’ils approchèrent de lui. Ils le fouillèrent aussitôt pour voir s’ils ne trouveraient rien sur lui qui pût servir à le faire connaître, mais ils ne trouvèrent qu’une lettre qui s’adressait à Anaxandre et qui était écrite de la main de Démocrate, ce qui fut cause qu’après avoir de nouveau bien examiné qui ce pouvait être, ils reconnurent que c’était un de ses domestiques (c’était effectivement celui que Démocrate avait envoyé à Anaxandre).

Sestianès n’eut que faire d’ouvrir la lettre pour la lire, par-208208ce qu’elle était percée d’un des coups que le mort avait reçus qui, s’étant justement rencontré à l’endroit du cachet, l’avait ouverte. Il la lut avec beaucoup de plaisir, parce qu’elle pouvait faire douter de l’innocence de notre héros, et crut qu’elle lui pourrait servir dans le dessein qu’il avait, ce qui fut cause qu’il la donna à lire à ceux qui étaient avec lui, qui lui dirent, après l’avoir vue, qu’il suffisait de la montrer au roi et au prince Théomède pour faire retourner Démocrate dans les fers dont il venait de sortir et pour faire croire qu’il était coupable. Sestianès, qui voulait des moyens plus sûrs de le perdre, y résista d’abord, mais enfin il s’y résolut, voyant qu’il ne s’exposait à aucun danger en agissant de la sorte et qu’il ne 209209 devait pas mépriser une occasion que la fortune semblait avoir fait naîtreÀ l’inverse de Démocrate, Sestianès a la clairvoyance de reconnaître et de saisir les occasions que la Fortune lui présente. tout exprès pour le servir, et ce qui l’engagea encore davantage, ce fut que, si par là il ne venait pas à bout de ce qu’il espérait, il serait en son pouvoir, de même qu’auparavant, d’exécuter ce qu’il avait résolu.

La chose étant ainsi arrêtée, l’un des deux qui avaient donné ce conseil reprit la parole quelques moments après et dit qu’ils n’avaient pas bien examiné ce qu’ils faisaient et que Sestianès allait se perdre lui-même s’il exécutait ce qu’ils venaient de projeter ensemble, puisque Démocrate, se voyant accusé par celui qu’il connaissait pour être le vrai coupable, ne pourrait s’empêcher de l’accuser à son tour et de dire tout ce qu’il 210210 savait.

– C’est là tout ce que je demande, répliqua Sestianès, et c’est là le véritable moyen de me justifier et de m’ôter pour jamais la crainte que j’ai d’être découvert. Quand j’aurai accusé Démocrate et qu’il m’accusera après, il ne sera plus digne de foi, l’on n’aura plus de créance en ses discours, l’on dira que la rage et la vengeance le feront parler de la sorte, qu’il ne m’accusera que parce que je l’aurai accusé et que, s’il eût su que j’eusse été criminel, il n’aurait pas attendu si longtemps à me découvrir. Tous ceux qui me voudront accuser après cela, soit qu’ils sachent mon crime, ou qu’ils ne le sachent pas, passeront pour des imposteurs et je n’aurai pas beaucoup de peine à faire croire, ou qu’ils sont amis 211211 de Démocrate, ou qu’ils sont gagnés par lui. Ainsi, cette lettre me sera doublement utile : elle me servira et contre Démocrate et contre tous ceux qui me voudraient accuser, et elle empêchera même qu’aucuns aient la hardiesse de le faire, de crainte que je fasse retomber le crime sur eux.


Ce perfide, s’étant bien affermi dans cette résolution, prit si bien son temps qu’il ne donna cette lettre au roi qu’en présence du prince Théomède, de crainte que, si ce prince n’eût pas été présent, l’estime que le roi avait pour Démocrate ne l’eût empêché de le faire arrêter et qu’il n’eût étouffé cette preuve de son crime.

Le succès de cette lâcheté répondit à l’attente de celui qui l’avait faite. Le roi, après avoir 212212 appris comment cette lettre avait été trouvée et l’avoir lue toute entière, ne put s’empêcher de la montrer à Théomède, parce que Sestianès, en la lui donnant, avait assez parlé pour faire connaître à ce prince ce que c’était.

Théomède, ayant vu cette lettre, dit, sans bien examiner ce qu’il avait lu, tant il était transporté de colère, que, Démocrate ayant lui-même donné des preuves indubitables de son crime, il était à propos de le faire arrêter de nouveau et que sans doute il avouerait ce que l’on n’avait su lui faire confesser la première fois. Le roi, qui croyait la chose juste, donna aussitôt les ordres nécessaires pour le faire remettre en prison. Il ne laissa pas que de s’étonner, aussi bien que Théomède, de voir que Sestianès 213213 accusât un homme qui devait être son gendre. Mais il répondit qu’il devait tout au sang royal et que, puisque Démocrate était coupable d’un crime si honteux, il était indigne d’entrer dans la famille, qu’il avait perdu toute l’estime qu’il avait eue pour lui et qu’il ne le reconnaissait plus pour un homme qui aspirait à être son gendre.

Le malheureux gendre retourna donc dans les fers qu’il venait de quitter. Mais on ne lui laissa pas longtemps sans lui rien dire car, dès le lendemain, l’on fut pour l’interroger et pour voir ce qu’il avait à répondre sur la lettre qu’il avait écrite à Anaxandre, que l’on lui représentaLa production d’une pièce à conviction avait constitué un épisode décisif du procès Fouquet. Le surintendant avait été confronté à plusieurs documents découverts lors des fouilles de Saint-Mandé, qui sont à l’origine des Fouquetleaks. .

Elle contenait ces paroles.214214

DÉMOCRATE AU GÉNÉREUX ANAXANDRE

Vous charger de mon crime pour me tirer des fers et perdre pour m’obliger la belle réputation que vous avez dans le monde et l’estime que votre vertu s’y est acquise sont des choses d’un prix à ne pouvoir jamais être payées. Aussi dois-je avouer que je vous serai obligé, non seulement tant que je vivrai, mais encore après mon trépas, puisque vous avez empêché que ma mémoire ne soit tachée du crime dont vous me venez de purger. Je ne vous en dirai pas davantage, car je crois que vous n’ignorez pas que, si l’on ne peut rien imaginer qui puisse payer une semblable obligation, l’on ne peut trouver de termes 215215 assez forts pour la bien exprimer. C’est pourquoi je me contenterai de vous assurer que je suis prêt de verser tout mon sang pour le généreux Anaxandre, à qui je dois l’honneur et la vie.

Après que Démocrate eut vu cette lettre, il dit d’un visage assuré qu’elle était écrite de sa main et qu’il ne voyait pas qu’elle lui pût apporter aucun préjudice, ni faire connaître qu’il fût coupable d’un crime qui n’était jamais entré dans sa pensée. Ses juges lui repartirent que sa lettre était contraire à ses paroles et qu’il avouait dedans qu’Anaxandre s’était chargé de son crime pour le tirer des fers, et qu’il lui devait la vie. Ils ajoutèrent que rien ne pouvait empêcher que l’on ne crût des preuves si 216216 convaincantes et qu’il ne pourrait nier ce qu’il venait lui-même d’avouer en confessant que la lettre que l’on lui venait de montrer, et qui s’adressait à Anaxandre, était de sa main. Ils lui dirent ensuite de parler, s’il avait quelque chose à dire qui pût servir à sa justification.

– L’honneur, leur repartit cet illustre et généreux prisonnier, qui m’est mille fois plus cher que la vie, m’oblige à vous répondre et, si je ne craignais de le perdre en mourant, l’on me verrait courir avec joie au-devant du trépas, puisqu’il n’y a que lui qui me puisse délivrer des insultes que me fait tous les jours ma mauvaise fortune. Je dirai donc, puisque c’est l’honneur et non la crainte de la mort qui veut que je prenne ma défense, que l’on ne doit pas 217217 s’étonner si j’écris à Anaxandre non pas comme à un criminel, mais comme au plus généreux homme du monde, puisque je n’ai jamais cru qu’il fût coupable du crime dont il s’était lui-même accusé pour me délivrer du péril dont il voyait que j’étais menacé, et que je me suis toujours persuadé que sa générosité et l’amitié qu’il m’avait toujours témoignée l’avaient obligé d’entreprendre ce qu’il avait fait en ma faveur.

Vous ne pourrez douter que je n’aie eu cette pensée dès que j’ai su le crime dont il s’accusait, quand je vous dirai que je l’ai déclarée au roi, qui est un témoin que vous ne devez pas récuser et à qui, selon toutes les apparences, et par devoir, et par justice, vous devez ajouter foi. Reconnaissant donc Anaxandre 218218 pour innocent et, ce généreux ami s’étant déclaré coupable pour me faire voir la grandeur de son amitié et pour me tirer des fers, n’ai-je pas pu lui écrire, sans devoir pour cela passer pour un criminel, qu’il s’est chargé de mon crime en se déclarant coupable de celui dont on m’accusait, puisque, bien qu’il fût innocent et que je le fusse aussi, il est toujours véritable qu’il s’est chargé d’un crime, et que c’est du mien, puisque c’est de celui que l’on m’imputait ? Doit-on, après cela, s’étonner si je lui écris que je lui dois et l’honneur et la vie ? N’étais-je pas également en danger, et comme innocent, et comme criminel ? Ne lui ai-je pas les mêmes obligations, et comme l’un, et comme l’autre ? Et n’a-t-il pas autant fait pour moi que s’il 219219 eût été impossible de douter du crime qu’on m’impose ?


Lorsque Démocrate eut cessé de parler, les juges s’en retournèrent fort satisfaits de sa réponse et lui laissèrent lire dans leurs yeux et sur leurs visages qu’ils avaient goûté ses raisons. Cela ne l’empêcha pas de se plaindre des rigueurs et de l’injustice de son sort et de montrer plus de dépit de sa prison qu’il n’en avait témoigné la première fois qu’il avait été arrêté prisonnier.

– Quoi, dit-il en lui-même, se voyant seul, faut-il que ma prudence et mon amour me causent un si sensible affront ? Faut-il que je sois accusé par celui que je devais accuser ? Et faut-il que je sois dans les fers à la place de celui que j’y devais faire mettre ? C’est trop souffrir injustement, faisons voir les 220220 preuves que nous avons du crime de Sestianès, ainsi qu’il avait fait voir celles qu’il avait contre nous ! Et si cela ne nous peut sauver, ni le perdre tout à fait, ayons du moins le plaisir d’accuser celui qui nous accuse, de faire douter de son innocence et de l’embarrasser aussi bien que nous. Oui, le sort en est jeté, n’écoutons plus ni l’Amour, ni la Prudence.

Mais quoi ! reprit-il aussitôt, j’ai trop déféré à leurs conseils et, si ma prudence m’a perdu, je ne puis être imprudent en cette rencontre sans me faire beaucoup plus de tort que la Prudence ne m’a jamais fait, puisque, ayant laissé perdre le temps d’accuser Sestianès, je ne peux plus présentement parler contre lui sans passer pour un imposteur et pour un méchant, et sans empêcher que l’on 221221 ne croie que la vengeance me fait agirLa prudence de Démocrate lui permet d’identifier le piège tendu par Sestianès (voir supra p. 210), mais cette lucidité ne lui est d’aucun secours. et que je ne le veux perdre que parce qu’il est cause que je suis prisonnier. Ah ! Prudence, s’écria-t-il après avoir fait passer dans son imagination tous les malheurs qu’elle lui avait causés, que tu me coûtes cher aujourd’hui ! Pourquoi m’as-tu empêché de mettre dans la lettre que j’écrivais à Anaxandre tout ce que je voulais qu’il sût ? Et pourquoi m’as-tu conseillé de le lui faire seulement savoir par la bouche de celui que je lui envoyais ? Je vois bien que tu veux que j’aie l’inutile satisfaction d’avoir non seulement écouté, mais encore suivi tes conseils dans tout ce qui m’est jamais arrivé de fâcheux et d’embarrassant et que, pour me consoler dans mes malheurs, tu veux que 222222 j’impute tout au sort, qui a mis les choses dans un état où la Prudence perd celui qui s’en sert et où elle produit des effets contraires à ceux qu’elle a coutume de produire.

Il est vrai, dit-il en lui-même en continuant de s’entretenir dans ses rêveries, que depuis que j’ai résolu de me servir de la Prudence en toutes choses et que j’ai appris à la connaître, je me suis aperçu qu’il ne fallait pas plus se fier à elle qu’à la Fortune, et que de ce qu’elle faisait entreprendre pour un bien, elle en faisait souvent naître un mal. Elle est présentement si suspecte, que ceux qui la prennent pour guide de leurs actions et ceux qui ne la consultent jamais s’en défient également ; et les uns et les autres, croyant que chacun la fait servir de voile pour 223223 couvrir d’autres desseins que ceux qu’ils font paraître, l’appréhendent en autrui et la redoutent d’autant plus que l’on ne sent le mal qu’elle fait que lorsqu’il n’est plus temps d’y remédier.


Cet illustre et innocent prisonnier, qui n’avait point d’autre entretien que celui que lui fournissaient de tristes et fâcheuses pensées, fut trois ou quatre jours sans savoir ce qu’il se faisait ni pour le sauver, ni pour le perdre. Et pendant ce temps, il ressentit tout ce que l’amour, la colère et la vengeance font souffrir à ceux qui sont travaillés par ces trois cruelles passions. Il se représenta la perfidie de Sestianès, qu’il commençait à croire le plus fourbe et le plus méchant des hommes, et il fit tout ce qu’il put pour étouffer l’amour qu’il avait pour sa fille. 224224 Mais elle était trop avant dans son cœur pour en pouvoir être chassée en si peu de temps. Aussi fit-il des efforts inutiles pour cela, car plus il songeait à Sestiane, plus sa beauté lui revenait en la mémoire et faisait croître malgré lui l’amour qu’il avait pour cette belle et généreuse personne et qu’il tâchait de détruire avec si peu de succès.


Comme cet amant irrésolu songeait plus à son amour qu’à sa prison, et aux fers où Sestiane l’avait mis qu’à ceux où son crime supposé le retenait, on lui vint dire de la part du roi que sa prison était ouverte et qu’il sortirait quand il lui plairait. Cette nouvelle, qu’il n’attendait pas, le surprit beaucoup. Il crut que les vrais coupables étaient découverts et fut d’abord pour s’en 225225 éclaircir chez un de ses parents qui l’avait beaucoup servi la première fois qu’il avait été arrêté prisonnier et qui, depuis son dernier malheur, avait trouvé le moyen de lui faire savoir dans sa prison qu’il emploierait tous ses biens et tous ses amis pour lui faire connaître la part qu’il prenait dans ses intérêts.

Comme Démocrate arriva chez lui, il le trouva qui sortait pour l’aller avertir de tout ce qui s’était passé. Il lui dit que les juges connaissaient l’estime que le roi faisait de lui, et qu’étant persuadés de son innocence par la réponse qu’il leur avait faite, avaient déclaré qu’ils croyaient qu’il fût innocent et avaient dit que, quand bien il aurait été criminel, les choses étaient en un état où ils ne le pouvaient juger 226226 avec justice. Il ajouta que, le prince Théomède ayant été prié, par plusieurs personnes de qualité issues de la noblesse qu’il lui nomma, de consentir que l’on le mît en liberté, ce prince s’était cru obligé de solliciter pour lui, de crainte de se faire plusieurs ennemis en recherchant avec trop d’opiniâtreté la perte d’une personne dont le crime n’était pas avéré et qui n’avait peut-être jamais été son ennemi.

Notre héros, ayant appris toutes ces choses, fut remercier le roi de toutes les bontés qu’il avait eues pour lui. Il se crut aussi obligé d’aller remercier le prince Théomède, ce qu’il fit après avoir vu le roi. Et le lendemain, il alla voir tous ceux qui s’étaient employés pour lui, ensuite de quoi il envoya un de ses gens où il se doutait qu’Anaxan-227227 dre fût, pour l’avertir de tout ce qui s’était passé. Mais il ne lui donna point de lettre, de crainte que la Fortune, qui le persécutait avec autant de furie que d’aveuglement, ne se servît des preuves de son innocence pour le rendre criminel.


Après avoir fait tout ce que la civilité et le devoir exigeaient de lui, il eût bien voulu faire ce que son amour lui demandait. Il eût bien voulu donner quelque chose à sa flamme et il eût bien voulu aller voir sa maîtresse. Mais ce que Sestianès avait fait pour le perdre lui faisait voir tant de lâcheté dans cette visite que, de crainte de blesser sa gloire, il n’osait rien accorder à son amour. Jamais amant ne se vit dans un plus grand et plus cruel embarras. Il eût bien voulu voir 228228 Sestiane et ne pas la voir, l’aimer et ne pas l’aimer, la chasser de son cœur et l’y retenir.

– Quoi ! dit-il en lui-même en songeant aux peines que son amour lui faisait souffrir, faut-il que j’aime la fille d’un homme qui non seulement m’a voulu perdre, mais dont toutes les actions ne m’ont que trop donné lieu de croire qu’il est coupable du crime dont on m’a deux fois injustement soupçonné ? Mais quoi ! dit-il en s’entretenant toujours dans ses pensées, si Sestianès est lâche et perfide, Sestiane est une des plus généreuses et des plus vertueuses personnes de la terre. Comment se peut-il trouver tant de vertu et tant de lâcheté dans un même sang ? Non, non, j’aide moi-même à m’abuser, je tombe dans les pièges 229229 que l’amour me tend, et ce tyran qui veut me contraindre à l’aimer me fait voir en elle des vertus qu’elle n’a pas. Puisqu’elle est fille de Sestianès, elle doit lui ressembler, elle doit être perfide et méchante comme lui. Mais hélas, quoiqu’elle soit de son sang, elle est toujours une des plus charmantes personnes du monde. Le crime de son père n’a point changé les traits de son visage, elle m’aime, je la dois aimer puisque l’amour ne peut être payé que par l’amour« Aimez, et vous serez aimé » : ce vers apparaîtra à plusieurs reprises dans les Poésies (1666) de Madame de La Suze.. Peut-être que je lui fais tort lorsque le crime de son père me fait douter de sa vertu : ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on voit de méchants pères avoir de vertueux enfants, et de méchants enfants avoir de vertueux pères.


Après s’être bien affermi de cette pensée 230230 et avoir fait une forte résolution de ne point bannir de son cœur l’amour qu’il avait pour Sestiane, il résolut de ne se point emporter contre Sestianès et d’immoler sa colère et son ressentiment à son amour. Il fut à peine demeuré d’accord avec lui-même de toutes ces choses qu’il aperçut Sestianès. Cette vue réveilla sa colère et, malgré la résolution qu’il avait prise de ne lui point témoigner son ressentiment, il ne put s’empêcher de l’aborder avec ces paroles :

– Vous ne deviez pas, lui dit-il, embrasser avec tant de chaleur les occasions de me perdre de crainte que je ne vous accusasse, et j’avais gardé le secret assez longtemps pour vous obliger à croire que je le garderais encore.

– Je ne sais, lui répartit Sestianès 231231 d’un air plein de mépris, ce que vous voulez direSestianès déguise ses sentiments ainsi que le fera Tartuffe, lorsqu’à la fin de la pièce, confronté à ses victimes, il invoquera les valeurs suprêmes du Ciel, du devoir et de la fidélité au roi (V, 7, v. 1867sq.). . Et si je suis coupable de quelque crime dont je doive être accusé, ce n’est que dans votre imagination. Mais j’aurais tort de m’en étonner, ajouta-t-il. Ce que mon devoir m’a obligé de faire contre vous ne vous doit avoir rien inspiré qui me fût avantageux et la vengeance vous doit avoir fait chercher tous les moyens de me perdre. Mais mon innocence me met à couvert de tout ce que vous pourriez dire contre moi et les personnes désintéressées connaîtront toujours, lorsque vous parlerez de la sorte, qu’il n’y a que la vengeance qui vous puisse faire tenir de semblables discours. Pour moi, continua-t-il, quoique je sois fâché d’avoir perdu votre amitié, je ne me re-232232 pentirai point d’avoir fait ce que je devais pour le salut du prince Théomède. Nous devons tout aux personnes de notre sang et, dans une pareille rencontre, nous sommes obligés de faire la même chose pour tout le monde.

– Avez-vous bien l’audace de me parler de la sorte, lui répliqua Démocrate, et ne vous souvient-il plus de ce que vous me vîntes dire avant que l’on m’arrêtât prisonnier la première fois que je fus injustement soupçonné ?

- Quoi que je vous aie pu dire, lui repartit Sestianès d’un visage assuré, je ne vous ai point dit que je fusse criminel et, si je l’avais été et que vous l’eussiez su, je n’aurais pas eu la hardiesse de porter au roi la lettre que vous écriviez à Anaxandre. Et comme le hasard me l’avait fait rencontrer, 233233 j’aurais pu ne la point faire voir pour vous rendre service et je l’eusse fait sans doute, si mon devoir ne m’eût obligé au contraire. Je suis ravi, toutefois, que de si fortes preuves de votre crime n’aient pas produit contre vous les funestes effets que vous en deviez attendre. Mais comme je n’ai pas moins de vertu que ma fille, je ne veux point avoir pour gendre un homme qui n’est purgé que par grâce du crime dont il a peut-être été soupçonné avec trop de justice. Je crois être quitte de ma parole après ce qui vous est arrivé et, si vous trouvez ce traitement trop rude, ne vous en prenez qu’à votre crime, ou si vous êtes innocent, ne vous en prenez qu’à votre malheur.


Il quitta Démocrate en disant ces dernières paroles et le laissa dans 234234 un état capable de donner de la crainte aux plus hardis et d’exciter de la pitié aux moins sensibles. Il eût bien voulu faire éclater sa colère et suivre Sestianès pour le faire repentir d’un discours si insolent, mais l’excès de la tristesse et de la douleur où ces paroles injurieuses l’avaient jeté le rendit sans force et fut cause que le feu et la colère qui brillaient dans ses yeux ne purent paraître dans ses actions. Ce fut alors qu’il fit serment de ne penser jamais aux beautés de Sestiane et que la haine qu’il avait conçue contre le père et qui se venait d’augmenter par son discours lui fit en apparence étouffer toute l’amour qu’il avait pour la fille.


Cinq ou six jours se passèrentIci débute le cinquième et dernier épisode de « La Prudence funeste », narrant le dépit amoureux des deux amants et l’assassinat de Démocrate. , pendant lesquels Démocrate fit 235235 tout ce qu’il put pour oublier Sestiane, et cette belle tout ce qui lui fut possible pour oublier Démocrate.

Cependant, Sestianès, qui ne craignait plus rien du côté de notre héros, voyait souvent ceux qui avaient conjuré avec lui et leur faisait voir que l’alarme que l’on avait donnée au prince Théomède était cause qu’il allait toujours bien accompagné et qu’ils devaient attendre et prendre d’autres mesures que celles qu’ils avaient prises. Il les flattait de l’espérance d’un heureux succès et leur faisait pressentir que, si quelqu’un d’entre eux avait l’audace de l’accuser, il pouvait faire retomber le crime dessus lui et dire qu’il était gagné par Démocrate qui, selon toutes les apparences, cherchait à 236236 se venger du sensible affront qu’il avait fait recevoir à son honneur en donnant au roi la lettre qu’il écrivait à Anaxandre, ce qui lui eût été facile, parce qu’aucun ne pouvait donner de preuve qu’il eût conspiré, ne s’étant tous engagés que de parole.

Quoique Sestianès ne craignît plus rien du côté de Démocrate, il n’avait pas résolu de laisser vivre une personne qu’il savait bien qui devait être son ennemi mortel, après l’avoir offensé en deux choses si délicates que sont l’honneur et l’amour. Mais comme rien ne l’engageait de précipiter sa perte, il attendait que le temps lui fournît des occasions favorables pour l’entreprendre avec sûreté et sans crainte d’être jamais découvert. Et comme il 237237 était aussi adroit qu’il était fourbe et méchant, il excitait Arcas, en paroles couvertes, à perdre Démocrate, en lui disant que, tant qu’il vivrait, il lui serait impossible de le chasser du cœur de sa fille, et qu’il aurait le déplaisir de savoir qu’elle en aimerait un autre que lui ; ce qui réveilla la jalousie de ce nouvel amant, et ce qui fut cause qu’il veilla sur les actions de Sestiane pour voir si, après la défense que son père lui avait faite d’aimer son rival et de parler jamais à lui, son amour ne lui faisait point trouver les moyens de l’entretenir.


Cependant que toutes ces choses se passaient, Démocrate était le plus embarrassé du monde. L’Amour, qu’il croyait avoir pour jamais chassé de son cœur, y était 238238 rentré peu à peu et y régnait avec tant de violence qu’il ne pouvait trouver aucuns moyens de s’en rendre maître ; ce qui l’obligea de chercher toutes les voies imaginables de parler à Sestiane en particulier pour apprendre s’il en était encore aimé et pour résoudre, selon l’entretien qu’il aurait avec elle, s’il devait persévérer dans son amour ou s’il devait continuer à faire tous ces efforts pour étouffer une flamme qui régnait dans son cœur avec un empire absolu, et qu’il avait plusieurs fois tâché inutilement d’en chasser.

Après avoir longtemps cherché dans son imagination comment il pourrait faire pour venir à bout de ce dessein et pour entretenir l’objet de ses vœux avec tout le loisir qu’il désirait, il crut 239239 qu’il se devait servir d’une des parentes de Sestiane qui lui avait toujours témoigné beaucoup d’estime et beaucoup d’amitié, et qu’il la devait prier de faire en sorte que cette belle se trouvât un jour chez elle, afin qu’il la pût entretenir. Sestiane, qui avait une confidence entière en cette personne et qui désirait aussi ardemment de parler à Démocrate que Démocrate souhaitait de parler à elle, lui fit la même prière, tellement que cette parente n’eut pas beaucoup de peine à satisfaire tous deux.


Le jour que ces deux amants se devaient voir étant arrivé, ils se résolurent chacun de leur côté de résister de tout leur pouvoir aux tendres sentiments que l’amour leur inspirait l’un pour l’autre et de tâcher de rompre pour ja-240240maisLa scène qui suit constitue une variante sur le modèle du dépit amoureux que venait d’illustrer la comédie de Molière récemment publiée (novembre 1662). Le pathétique repose ici sur la nécessité de se haïr parce que l’on s’aime trop. On retrouvera le motif dans un vers du « Jaloux par force » au tome III des Nouvelles Nouvelles : « La haine est dans leur bouche et l’amour dans leur cœur. » (p. 67).. Ils quittèrent chacun leur logis dans cette résolution, mais lorsqu’ils furent ensemble, il s’en fallut peu qu’ils oubliassent ce qu’ils avaient résolu et qu’ils ne se fissent de nouvelles protestations d’amour, car bien qu’ils eussent fait dessein de se haïr et de se donner des marques réciproques de leur haine, jamais ils ne furent moins en disposition de le faire. Sestiane, toutefois, qui avait beaucoup de pouvoir sur elle-même et qui ne voulait pas se démentir, parla la première et dit à Démocrate :

― Je vous veux demander une grâce que je vous prie de m’accorder, au nom de l’amour qui a réciproquement régné dans nos deux cœurs. Si vous m’aimez encore et si vous vous aimez vous-même, vous ne me la devez pas refuser. C’est 241241 une chose qui rétablira notre repos et qui nous empêchera de rien faire qui nous puisse être honteux, c’est une chose qui nous sera utile et qui nous épargnera bien des soupirs : c’est votre haine, en un mot, que je vous demande. Je fais tout ce que je puis pour vous donner la mienne, mais je ne connais que trop que, sans le secours de la vôtre, tous mes efforts sont inutiles. Cette prière, ajouta-t-elle en le regardant, ne vous devait pas tant causer de surprise que j’en vois paraître sur votre visage. Je ne vous demande rien qui ne soit juste. Vous me devez votre haine, et je vous dois la mienne : vous me devez la vôtre, après ce que mon père a fait contre vous, et je vous dois la mienne, parce que vous avez eu la hardiesse de 242242 me demander mon cœur, et même de le séduire, le vôtre étant souillé d’un crime dont jusqu’ici vous n’avez pu être purgé que par les bontés du roi et par celles du prince Théomède. Vous voyez par là, continua-t-elle, que nous ne nous pouvons aimer sans trahir notre gloire, que c’est la blesser que de ne nous pas haïr, et que vous devez m’accorder votre haine pour le prix de la mienne.

― Ah ! Madame, lui repartit Démocrate d’une voix languissante et d’un air tout passionné, s’il n’y a que ma haine qui puisse attirer la vôtre, je suis assuré que vous ne me haïrez jamais. Vous me demandez ce qui n’est pas en mon pouvoir. L’amour et la haine ne sont pas volontairesIdée largement répandue dans les années 1660. La Rochefoucauld en tirera la célèbre maxime « L’esprit est toujours la dupe du cœur » et l’abbé de Torches la développera dans Le Démêlé de l’esprit et du cœur (1667). et si, lorsque l’on a une fois commencé d’aimer ou de haïr, 243243 l’on ne peut plus être maître de ces deux grandes et violentes passions, il est difficile de les allumer lorsque l’on n’a pas encore commencé de les ressentir. Je vous avouerai toutefois, si cela vous peut apporter quelque satisfaction, que mes désirs se sont trouvés d’accord avec les vôtres, que j’ai fait tout ce qui m’a été possible pour vous haïr et que je n’en ai pu venir à bout, non plus que vous. Ce qui montre que nos cœurs ne sont pas d’accord avec nos désirs, qu’ils se sont donnés entièrement à l’amour et qu’ils n’ont plus de place pour recevoir de la haine.

― Puisque vous ne voulez pas me haïr, lui répliqua Sestiane, je veux être plus généreuse que vous, je veux commencer la première à faire mon devoir et vous 244244 inspirer par mon exemple les sentiments que vous devez avoir.

― Quoi, Madame, lui répondit Démocrate, pourriez-vous bien vous résoudre à me haïr, lorsque vous me devez donner des marques de votre amour ? Ah ! de grâce, songez à la violence que je me fais pour vous et souvenez-vous que l’ardeur que je conserve, après les traitements que j’ai reçus de votre père, vous devrait faire avoir en ma faveur des sentiments plus doux !

― L’ardeur que vous conservez pour moi, après un affront qui vous doit être si sensible, lui répliqua-t-elle, produit plus d’effets que vous ne vous imaginez ; car si elle me fait connaître la grandeur et l’excès de votre amour, elle me fait en même temps connaître votre lâcheté ; et si, 245245 suivant la règle qui veut que l’on donne de l’amour pour de l’amour, elle m’oblige à vous aimer, suivant celle qui veut que l’on méprise les lâches, elle m’oblige à vous haïr.

― Faites tout ce qu’il vous plaira, lui repartit cet amant infortuné, je souffrirai tout de vous sans murmurer, je respecterai votre colère, je respecterai votre haine et, malgré tous vos mépris, je conserverai pour vous une amour si ferme et si constante qu’il n’y aura rien au monde qui la puisse ébranler.

― Eh bien ! lui répondit cette généreuse amante, puisque vous me forcez à vous avouer une faiblesse dont vous ne tirerez jamais aucun fruit, je vous aime, je l’avoue et, quoi que je puisse faire, je ne saurais obliger mon cœur à vous haïr. Mais 246246 malgré toute l’amour que ce perfide cœur veut conserver, je vais épouser Arcas pour vous faire connaître que……

― Ah ! Madame (interrompit le malheureux Démocrate, que ces paroles avaient presque rendu immobile), quel crime ai-je commis qui vous oblige à me punir avec tant de rigueur ? Haïssez-moi plutôt, de grâce, que de m’aimer de la sorte ! Tant que vous me haïrez, j’espérerai toujours que mon amour et mes respects pourront un jour fléchir votre haine et me rendre possesseur d’une des plus belles personnes du monde. Mais lorsque je vous verrai entre les bras d’Arcas, je n’espérerai que de la mort la fin de mes ennuis et de mes peines. Si vous saviez toutefois, poursuivit-il en soupirant, ce que 247247 je fais pour votre repos, et si vous saviez les larmes et les cruels déplaisirs que je vous épargne, je suis assuré que vous ne me traiteriez pas avec tant de rigueur. Mais, quel que soit le mal que mon silence me cause, votre repos m’est trop cher pour ne le pas préférer au mien, j’aurais peur de vous voir mourir de regret et de douleur, et cette crainte me force à vous cacher un secret qui vous coûterait trop cher. Tout ce que je vous demande, continua-t-il, pour le prix d’un service dont vous ne connaîtrez peut-être jamais la grandeur, et qui ne part que d’un excès d’amour et de générosité, c’est que vous n’épousiez point Arcas.

― Vous voulez donc, interrompit Sestiane, m’obliger à payer un service sans le connaître, et sans 248248 que je sache même s’il est vrai que vous m’en ayez rendu.

― Ah ! Madame, interrompit Démocrate à son tour, ce service a quelque chose de si particulier que je ne vous le puis rendre et vous le découvrir tout ensemble ; l’un est incompatible avec l’autre et, si je vous le disais, je ne vous le rendrais pas.

― Puisque ce secret est de si grande importance, lui repartit cette charmante personne, je ne veux point vous obliger à le dire et me montrer curieuse comme sont la plupart de celles de mon sexe, de crainte que ma curiosité soit punie et que je ne me repente de vous avoir pressé de me le découvrir.

― Ce discours, lui répliqua Démocrate, ne me surprend point, il y a longtemps que je sais que vous êtes au-249249dessus des femmes et que vous ne faites rien où l’on ne remarque beaucoup de prudence. Mais enfin, comme cette vertu ne s’oppose point à ce que je vous demande, et qu’elle ne vous oblige point à me trahir, dites-moi, de grâce, ce qu’il faut que j’espère. Et si vous êtes résolue d’épouser ……

― Ah ! ne parlons plus, interrompit cette belle, ni d’amour, ni d’hymen, ne me forcez point, si vous m’aimez, à vous montrer ma faiblesse, et ne me contraignez point à trahir ma vertu. Lorsque vous n’aviez point de rival, je n’avais pas tant de peine à vous témoigner ma colère. Mais présentement je vous plains malgré moi. Mon cœur ne se peut résoudre à vous haïr, il me parle en votre faveur et me dit que 250250 vous me coûterez bien des larmes. Je ne sais d’où lui vient ce triste pressentiment, mais je sens bien que la pitié le fait autant intéresser pour vous que l’amour, et qu’elle tâche d’étouffer les sentiments que je devrais avoir à votre désavantage.

― Ne cherchez plus, lui répondit notre héros, d’où vous viennent ces sentiments d’amour et de pitié qui vous parlent pour moi. Mon amour et mon innocence les font sans doute naître et vous avertissent par là de ne pas trahir, en épousant Arcas, le plus fidèle et le plus passionné de tous les amants ; parce que, venant à connaître son innocence, la mort que vous lui auriez causée par les cruels traitements que vous lui auriez faits, vous obligerait à répandre des larmes.


Cette 251251 belle ne fut pas si longtemps sans en verser : elle en mêla sur l’heure avec quelques soupirs et sortit aussitôt pour ne pas donner le plaisir à cet amant de goûter les douceurs d’une faiblesse qui lui était si avantageuse. Mais elle lui dit en le quittant que, si elle pouvait accorder son amour avec son devoir, il devait s’assurer qu’elle ferait tout ce qu’il souhaitait d’elle et qu’elle n’épouserait jamais Arcas. Démocrate s’en retourna après cette réponse non pas toutefois si satisfait qu’il aurait été s’il eût moins connu le pouvoir que Sestiane avait sur elle, car il savait qu’encore que cette généreuse personne l’aimât beaucoup, elle immolerait son amour à son devoir, et que l’obéissance qu’elle devait à son père 252252 lui ferait épouser son rival, quand même elle n’aurait eu que de l’aversion pour lui.


Comme cet amant, dont le cœur était partagé entre l’espérance et la crainte, s’en retournait chez lui, il trouva matière d’exercer sa valeur par la rencontre qu’il fit d’une nombreuse troupe de séditieux, qui avaient conspiré la perte de toute la maison royale. Il se mit à la tête des soldats que le roi avait envoyés pour se saisir de ces traîtres et perfides sujets, et pour punir par une prompte mort ceux que l’on ne pourrait arrêter. Démocrate les anima tellement, par son courage et par ses paroles, qu’ils firent des merveilles à son exemple et amenèrent prisonniers cinq cents de ces séditieux.253253

Le roi, ayant appris cette nouvelle, reçut notre héros comme vous pouvez vous l’imaginer, et le prince Théomède, qui ne lui était pas moins obligé que le roi parce que la conspiration regardait toute la maison royale, lui donna des marques de l’estime particulière qu’il faisait de sa valeur.


Pendant que l’Amour et la Fortune commençaient à traiter Démocrate un peu mieux qu’elles n’avaient fait depuis longtemps, la crainte commençait à s’emparer du cœur du perfide Sestianès. Il ne savait ce qu’était devenu et n’avait aucunes nouvelles d’un de ceux qui avaient conspiré avec lui contre le prince Théomède. Et comme c’était de celui de tous les conjurés dont il se défiait le plus, il était 254254 dans une inquiétude qui serait difficile d’exprimer, à moins que de ressentir tout ce que produit la crainte dans le cœur des criminels qui craignent d’être découverts.


Comme il n’est rien de si secret que les amants jaloux ne découvrentSous forme de maxime, la même idée fera le titre d’une des Nouvelles galantes, comiques et tragiques (1669) de Donneau de Visé : « Il est difficile de tromper longtemps un jaloux ». , Arcas, qui avait de fidèles espions, apprit bientôt que Sestiane avait longtemps entretenu Démocrate chez une de ses parentes. Il s’en fut plaindre à son père, qui le reçut tout à fait bien et qui l’assura qu’il y mettrait dorénavant si bon ordre qu’ils ne pourraient plus trouver aucun moyen de s’entretenir. Il voulut faire la même plainte à Sestiane. Mais elle le reçut d’un air qui lui fit connaître que son amour et sa jalousie lui étaient indifférentes 255255 et qu’il aurait bien de la peine à chasser de son cœur un rival qui s’en était rendu maître et qui s’était depuis longtemps acquis toute son estime et avait surpris toute sa tendresse. Il s’en fallut peu que cet amant désespéré ne perdît le respect que l’on doit au beau sexe, et qu’il ne parlât en jaloux et en mari au lieu de parler en amant ; et la violence qu’il se fit pour retenir ses transports jaloux fut cause qu’il quitta cette belle et fière personne plein d’un si grand dépit et d’une si furieuse jalousie que, dès qu’il fut arrivé chez lui, il écrivit un cartel à Démocrate pour l’obliger à se battre le lendemain.

Notre héros était trop généreux pour manquer à cette assignation d’honneur et il se trouva 256256 même le premier au lieu qu’Arcas lui avait marqué. Ce rival, que le dépit et la colère animaient, s’y rendit bientôt après. Ils ne furent pas longtemps sans mettre l’épée à la main et sans se battre, et ils se donnèrent d’abord, par les coups qu’ils se portèrent, de mutuelles marques de leur valeurCette scène est représentée sur la gravure placée à l’orée de la nouvelle (p. 256). Mais enfin, vous saurez, sans que je vous décrive leur combat dont je n’ai pas été témoinCette remarque du narrateur s’inscrit dans les débats contemporains sur le roman et la nouvelle, brièvement évoqués à partir de la page p. 315., qu’Arcas fut contraint de demander la vie à Démocrate et de lui promettre qu’il n’épouserait jamais Sestiane. La Renommée répandit bientôt cette nouvelle et Sestianès en eut autant de déplaisir que sa fille en eut de joie, et toute la cour loua Démocrate et estima sa prudence d’avoir donné la vie à un homme 257257 de la qualité d’Arcas, et qui avait quantité de parents et d’amis qui, au sentiment de tout le monde, n’auraient jamais manqué de venger sa mort.


Pendant que l’espérance commençait à rentrer dans le cœur de Démocrate et qu’il commençait à sentir la joie que la Fortune ne lui donnait jamais que pour de courts moments et que pour lui présager de nouveaux malheurs, Arcas ressentait tout ce que la rage et le désespoir font souffrir à ceux qui en sont violemment tourmentés, et peu s’en fallut qu’il ne vengeât sur lui-même l’injurieux et sensible affront que le sort lui avait fait.

Si ces deux amants ressentaient l’un de la joie et l’autre de la douleur, Sestiane ressentait seule l’une et l’autre ; car si la victoire 258258 de Démocrate lui donnait beaucoup de joie, elle était au désespoir de ne le pouvoir voir et de n’avoir pas la liberté de l’entretenir, et l’assurance que son père lui venait de donner qu’il ne consentirait jamais qu’elle l’épousât, modérait bien la joie qu’elle avait d’abord conçue de la victoire de ce cher et fidèle amant.


Le malheur qui ne garde point de mesures dans les maux qu’il cause, lorsqu’il a une fois entrepris de faire éprouver à une personne la rigueur de ses traits les plus cruels et les plus perçants, et qui ne voulait pas que notre illustre et généreuse héroïne fût moins exposée à l’accablante et funeste rigueur de ses coups que l’infortuné Démocrate, ne laissa pas longtemps flotter l’esprit 259259 de Sestiane entre la joie et la tristesse ; et bien qu’elle fût dans un état beaucoup plus capable de donner de la pitié que de faire naître de l’envie, et où la joie, loin de causer les effets qu’elle a coutume de produire, ne servait qu’à lui mieux faire sentir les injustes et cuisantes douleurs de son sort, il trouva qu’elle était encore traitée trop favorablement et que sa douleur ne devait être mêlée d’aucune joie, ni d’aucune espérance d’en pouvoir jamais sortir, ni même de la voir jamais diminuer, et lui fit savoir, avec autant de diligence que ceux qui croient porter de bonnes nouvelles, que le fidèle et malheureux Démocrate avait été cruellement assassiné le soir précédent, comme il sortait de chez 260260 lui pour aller faire sa cour à son prince, par trois hommes inconnus qui, après l’avoir percé de plusieurs coups qui s’étaient trouvés mortels, avaient, avec toute la diligence imaginable, cherché leur salut dans la fuite, et qu’elle leur avait si bien réussi que ceux qui les avaient poursuivis n’avaient pu s’en saisir et n’en avaient même pu apprendre aucunes nouvelles.

La généreuse et fidèle amante du malheureux Démocrate n’eut pas plus tôt appris cette triste et fatale vérité que le vif excès de la douleur qu’elle en ressentit lui causa un tel saisissement qu’elle n’eut pas d’abord la force de se plaindre au sort d’une perte qui lui était si sensible. Mais, lorsque le trouble où cette funeste nouvelle l’avait 261261 jetée se fut un peu dissipé et que la douleur lui eut donné le loisir de se représenter les nouvelles disgrâces que son malheur lui avait causées et de songer à la mort d’une personne à qui elle avait donné son cœur, elle fit voir par ses soupirs, par ses larmes et par ses plaintes que, malgré l’ardeur dont Arcas brûlait pour elle et le commandement que son père lui avait fait de le favoriser, elle avait toujours aimé Démocrate, et qu’elle l’aimait encore après son trépas.


Quoique Sestiane fût dans un état des plus tristes et des plus déplorables, quoique ses déplaisirs fussent extrêmes et quoiqu’il semblât que rien ne les pût faire croître, le malheur, qui n’était pas las de la persécuter, avait, en causant la mort de Dé-262262mocrate, préparé de nouvelles matières pour augmenter la douleur de cette illustre malheureuse et pour faire redoubler ses larmes, puisque ceux qui lui confirmèrent la mort de son amant lui apprirent que ses assassins, l’ayant cru sans vie après lui avoir donné plusieurs coups, avaient pris la fuite, et que Démocrate avait toutefois encore eu la force de parler à ceux qui étaient venus à son secours, et de leur dire que l’état où il était l’obligeait de donner avis au roi et au prince Théomède qu’il croyait que Sestianès fût l’auteur de la conspiration que l’on avait faite contre ce dernier, et que l’amour qu’il avait eu pour Sestiane l’avait empêché de le découvrir. Les mêmes ajoutèrent qu’après avoir pro-263263féré le nom de Sestiane, quelques soupirs que l’amour lui avait fait pousser, joints à l’extrême faiblesse que lui causait la perte de son sang, l’avaient pendant quelques moments empêché de parler, mais qu’il avait encore fait un effort pour dire qu’il n’était pas bien assuré que Sestianès fût coupable, mais qu’il en avait de puissants indices, et que le prince Théomède ne se devait servir de ce qu’il disait que pour le contraindre, en cas qu’il fût criminel, à tout découvrir lui-même après l’avoir fait arrêter ou, du moins, que pour obliger ce prince à se défier de lui, et que pour prendre garde à ne pas s’exposer à la fureur de ses coups.

Il est impossible de vous bien représenter l’état où se trouva 264264 l’affligée Sestiane après avoir appris ce nouveau malheur. La crainte, le dépit, la haine, l’amour et la douleur lui livrèrent divers combats dont elle ne sortit jamais avec avantage et dont la fin fut toujours fatale à son repos. La crainte lui fit appréhender quelque chose de funeste pour son père. Le dépit et la haine lui firent haïr celui que l’amour lui faisait encore aimer, bien qu’il fût dans le tombeau, et la douleur lui fit plaindre celui qu’elle détestait. Ses soupirs étaient partagés entre l’amour et la nature : elle en donna au malheur futur de son père, elle en donna à son amant et, si elle était inconsolable de sa perte, ce qu’il avait dit en mourant contre son père l’affligeait encore davantage. Elle l’aimait, elle 265265 le plaignait et elle le haïssait tout ensemble. Elle écoutait son devoir, elle suivait les sentiments que son amour lui inspirait et elle donnait en même temps quelque chose à son dépit. Mais bien qu’elle s’efforçât de les contenter tous, son esprit n’était pas plus tranquille, ses déplaisirs n’en étaient pas moins grands et moins cruels, et la douleur ne laissait pas que d’être maîtresse de son âme et de se faire sentir avec toutes les rigueurs et tous les traits dont elle a coutume de se servir lorsqu’elle veut persécuter cruellement ceux qu’elle entreprend de faire souffrir et qu’elle les met dans un état à ne pouvoir jamais goûter un moment de repos.


Ce que Démocrate avait dit en mourant fut bientôt reporté au 266266 roi et au prince Théomède, qui n’en furent pas moins surpris que de la mort de ce généreux infortuné, dont on ignorait l’auteur. Ils eurent de la peine, l’un et l’autre, à croire que Sestianès fût coupable, et ce qu’il avait fait en apparence pour Théomède, en rendant au roi la lettre que Démocrate écrivait à Anaxandre, empêchait ce prince d’ajouter foi à ce que l’on lui disait contre lui. Comme il n’y a rien toutefois qui nous soit plus cher que la vie et que l’on doive conserver avec plus de soin, il se résolut de souffrir qu’on l’arrêtât, en cas que l’on le pût trouver, pour s’éclaircir de cette vérité et pour voir seulement si son visage ne le trahirait point et si la surprise de se voir arrêté ne lui ferait point 267267 avouer un crime dont on ne le soupçonnait que par force, ou ne lui en ferait point donner malgré lui quelques indices, et fit dessein en même temps de le mettre en liberté s’il n’avouait rien, sans le presser par aucune gêne de se déclarer coupable. Ce n’est pas que l’amour qu’il avait pour Sestianès et que le bien qu’il lui voulait l’obligeassent d’agir de la sorte, mais ce qu’il croyait qu’il avait fait pour le servir, en accusant Démocrate qui devait être son gendre, avait beaucoup diminué l’aigreur qu’il avait eue pour lui, et l’engageait à le traiter généreusement, du moins jusqu’à ce qu’il eût des preuves de l’attentat dont on l’accusait.


Le prince Théomède était dans cette résolution et avait déjà prié le roi de faire arrêter Se-268268stianès et de permettre qu’il sortît de prison quelque temps après, s’il n’avouait point qu’il fût criminel et si l’on n’avait point de plus convaincantes preuves de son crime que les dernières paroles de Démocrate qui n’avait pas assuré qu’il fût coupable, lorsque Sestianès entra dans le lieu où ils étaient. Personne ne doit s’en étonner, car il lui était permis, comme aux autres courtisans, d’y venir faire sa cour, puisque l’on n’avait encore ni donné ordre de l’arrêter ni d’empêcher qu’il n’entrât. Le roi et le prince Théomède furent bien surpris de le voir, car ils ne pouvaient douter qu’il n’eût appris les dernières paroles de Démocrate qui avaient été dites devant trop de monde pour ne lui avoir pas été reportées, et ils se 269269 persuadaient qu’il dût plutôt songer à prendre la fuite qu’à les venir trouver. Ce perfide était trop adroit pour avoir conçu un dessein qui lui eût été si préjudiciable, et il n’avait pas résolu de se trahir lui-même.

– Je viens, leur dit-il d’un visage tranquille et d’une voix assurée, me rendre prisonnier pour me justifier de ce que Démocrate a dit de moi en mourant. Si j’avais été criminel, je ne paraîtrais pas présentement devant vous, je serais déjà bien loin de ces lieux et j’aurais eu trop de temps pour me dérober au juste châtiment qui me serait dû. Mais je veux confondre l’imposture, je veux faire voir que je suis innocent et que ma vertu seule fait tout mon crime. Oui, ma vertu est tout ce qui m’a rendu coupable, 270270 puisque, continua-t-il en s’adressant au prince Théomède, ce que j’ai fait tantôt pour vous, en faisant voir la lettre que Démocrate envoyait à son ami, est cause qu’il a voulu faire douter de mon innocence pour se venger de ce que j’ai fait douter de la sienne. On sait assez ce que peut la vengeance ! on sait quels effets elle produit tous les joursLes règlements de compte sont monnaie courante dans la société des années 1660. En 1662, Louis XIV avait officiellement réitéré l’interdiction contre les duels déjà prononcée par ses prédécesseurs. La vengeance prend toutefois d’autres formes dans le contexte amoureux, ainsi que l’énonce plaisamment une maxime d’amour de Madame de la Suze : « L’amant qui quitte sans raison / Doit le secret à sa maîtresse / Elle aussi lui doit du poison / Mais si c’est elle qui le laisse / Il peut tout dire et tout montrer / En un mot, la déshonorer » (Poésies, 1666). ! on sait qu’il y a des personnes à qui il est impossible d’étouffer les sentiments qu’elle leur inspire ! qu’il y en a chez qui elle ne meurt jamais et qui la conservent même jusqu’après leur mort, en la laissant pour héritage à leurs enfants ou à leurs amis, ou bien en disant des choses en mourant qui font que l’on persécute après leur trépas ceux dont ils avaient résolu de se venger pendant leur 271271 vie.

C’est cette vengeance qui est souvent trop enracinée dans le cœur des hommes et qui, de toutes les passions, meurt chez eux la dernière, qui a fait dire à Démocrate qu’il avait de puissants indices de mon crime. On connaît bien par ses dernières paroles qu’il était cruellement travaillé de cette gênante passion, qu’elle faisait tous ses désirs et qu’elle occupait toutes ses pensées, puisque dans le temps où il ne devait songer qu’au compte qu’il était prêt de rendre aux dieux de ses actions, la vengeance seule lui faisait ouvrir la bouche. Il n’a pas toutefois osé assurer que je fusse criminel, de crainte que son imposture n’eût été trop visible. Il a été contraint malgré lui de se contenter de faire douter de mon innocence 272272 dans la pensée qu’il avait que, s’il ne mourait pas de ses blessures, il serait obligé de prouver ce qu’il avait avancé.

Voilà, poursuivit-il, et quel est mon crime et pour quoi je suis criminel ! Mais malgré toute mon innocence, si vous croyez que je sois coupable, dit-il en se jetant aux genoux du roi et à ceux du prince Théomède, j’ai mérité la mort et je la chercherai avec empressement, puisque j’aurai mérité votre courroux, et que quiconque a eu le malheur de déplaire aux rois et aux princes et a pu attirer sur soi leur colère est indigne de vivre ou ne doit du moins mener qu’une vie languissante, accompagnée de milles déplaisirs et pleine de chagrins, d’ennuis et d’inquiétudes.


Si le roi et le prince Théomè-273273de n’avaient pu s’empêcher de faire remarquer leur surprise en voyant entrer Sestianès, ses paroles en firent beaucoup plus paraître sur leurs visages. Ils furent quelque temps sans lui répondre et sans savoir ce qu’ils devaient faire ni même ce qu’ils devaient lui dire. Mais enfin, s’étant laissés tromper à ces artifices, ils crurent que le plus fourbe et le plus perfide des hommes était le plus généreux, qu’ils ne devaient point douter de son innocence et qu’ils devaient le renvoyer absous. Et ce qui porta Théomède à le faire fut que, s’il avait conspiré contre lui, ce qu’il ne pouvait se persuader par les raisons que je vous ai dites, ce bon traitement l’obligerait peut-être à changer le dessein de le perdre en celui de le servir.


274274 Ce perfide ingénieux s’en retourna fort satisfait du favorable succès d’une témérité si peu commune et, comme avant que de jouer ce personnage il en avait averti les conjurés et leur avait dit de ne point s’alarmer et de ne rien craindre, il fut les avertir de tout ce qui s’était passé et de tout ce qu’il avait fait, du bonheur que son adresse et ses artifices avaient eu, et de l’estime où il était dans l’esprit du roi et dans celui du prince Théomède. Cette nouvelle donna beaucoup de joie aux conjurés : ils crurent qu’ils ne devaient rien appréhender, qu’ils étaient en sûreté, qu’il ne leur pouvait arriver aucun mal, que la Fortune ne les pouvait trahir et qu’ils ne seraient jamais découverts, ayant un chef si spirituel, si heureux et 275275 si intrépide que Sestianès et qui faisait tourner à son avantage les choses qui, selon toutes les apparences, le devaient faire périr.

Cette nouvelle commença à dissiper peu à peu la crainte que Sestiane avait eue que l’on ne crût que son père fût criminel, et que l’on ne l’arrêtât prisonnier. Mais plus cette crainte se dissipait, plus le regret qu’elle avait de la mort de son fidèle amant s’augmentait. Toute sa vertu, quelque sévère qu’elle fût, ne pouvait l’empêcher de donner des pleurs à une personne qui avait voulu perdre son père.

– Je sens bien, disait-elle en elle-même, que si Démocrate était encore vivant, ma vertu ne me souffrirait ni de le voir, ni de l’aimer, ni de permettre qu’il m’aimât. Mais la pitié m’oblige, mal-276276gré moi, de plaindre le funeste sort de celui à qui j’avais donné mon cœur. Personne ne doit s’en étonner et je ne m’en dois pas étonner moi-même : la pitié produit bien d’autres effets et, si elle nous contraint de plaindre nos ennemis lorsqu’ils ne sont plus en état de nous nuireOn retrouve une variante de cette réflexion dans la cinquième édition (1678) des Maximes de La Rochefoucauld (Maxime 463). , il ne faut pas être surpris si elle nous fait regretter ceux que nous avons aimés. Je veux, se disait-elle en elle-même en s’entretenant toujours dans ses pensées, que Démocrate ait parlé contre mon père. Mon père n’avait-il pas parlé contre lui ? Et après lui avoir promis qu’il m’épouserait, ne lui avait-il pas ôté toute l’espérance qu’il avait de me donner la main ? Je veux que Démocrate n’ait pas eu les sentiments qu’une personne généreuse doit avoir. 277277 Mais il était homme, c’est-à-dire sensible aux injures et de plus amant outragé, et ces deux choses obligent bien souvent à faire et plus que l’on ne devrait et plus que l’on ne voudrait. Je veux enfin que Démocrate n’ait pas fait ce que l’héroïque mais sévère et scrupuleuse vertu inspire à ceux qui la possèdent dans le plus haut degré. Mais la vengeance, cette cruelle impérieuse passion qui gouverne toujours avec un empire absolu les cœurs dont elle a su s’emparer, et qui n’a pas plus de raison que l’amour et est du moins aussi aveugle que ce tyran des âmes, l’a su contraindre malgré lui de préférer ses conseils à ceux de la générosité.


Voilà quels étaient les sentiments de Sestiane, qui imputait à la vengeance tout ce que Démocrate 278278 avait dit contre son père, et qui ne se doutait pas encore de la vérité et avait d’autant moins les dispositions nécessaires à la deviner qu’il fallait que le sang agît contre lui-même et lui fît douter de l’innocence de celui à qui elle devait le jour.


Quoique Démocrate fût regretté de bien du monde, quoique ses amis témoignassent beaucoup de douleur de son trépas et quoiqu’il fût pleuré par deux beaux yeux, sa mort ne laissait pas d’être impunie et l’on en ignorait les auteurs. Ce n’est pas qu’Arcas n’en fût soupçonné, mais le manque de preuves, joint à sa haute qualité, empêchaient les parents de Démocrate de faire éclater leur ressentiment et leur vengeance autant qu’ils eussent fait, s’ils eussent su qu’un autre 279279 eût été auteur d’une si noire et si lâche action ou s’ils eussent eu quelques preuves contre qui que c’eût été, auxquelles l’on eût pu ajouter foi.


Sestianès commençait à espérer un favorable succès de son barbare et cruel dessein. Il croyait avoir essuyé tous les orages dont il avait été menacé, qu’il ne devait plus être exposé au revers et à l’inconstance de la fortune, et que l’estime que le prince Théomède lui témoignait lui donnerait lieu d’exécuter ce qu’il avait résolu, lorsque l’on reçut à la cour une lettre d’Anaxandre, que la renommée et les plus particuliers amis de Démocrate avaient instruit de tout ce qui s’était passé. Ce triste et généreux ami de notre héros, qui cherchait à venger sa mort, mandait qu’il n’était 280280 plus temps de rien déguiser et qu’il était innocent du crime dont il s’était déclaré coupable pour sauver un ami qui n’était pas plus criminel que lui ; mais qu’il était bien assuré que ce que Démocrate avait dit en mourant contre Sestianès était véritable, que l’amour dont il brûlait pour sa fille avait été cause qu’il ne l’avait pas découvert plus tôt, et que le père de cette belle, s’étant douté que notre héros savait son crime, l’avait accusé de crainte que, s’il arrivait qu’il l’accusât, l’on ne crût que la vengeance le faisait parler. Il ajoutait que son ami lui avait fait savoir toutes ces choses avant sa mort et mandait dans la même lettre tous les indices qui avaient fait soupçonner Sestianès à Démocrate et ce qu’il lui était venu 281281 dire avant que l’on l’arrêtât la première fois prisonnier. Il s’offrait de plus de venir, si l’on le souhaitait, se rendre prisonnier pour soutenir ce qu’il disait et pour défendre l’honneur de son ami après sa mort, de même qu’il avait fait pendant sa vie, et priait instamment le roi de faire arrêter Sestianès pour l’obliger à tout découvrir, et lui faisait voir qu’il ne se mettrait point au hasard de commettre une injustice en agissant de la sorte, puisqu’il serait toujours en son pouvoir de lui rendre la liberté s’il jugeait qu’il fût innocent, mais qu’il était nécessaire de l’arrêter pour le salut des jours du prince Théomède; parce qu’il ne connaissait point d’autres criminels que lui et que ce qu’il avait dit, lorsqu’il s’était accusé pour sau-282282ver la vie et l’honneur à son ami, n’était qu’afin que les vrais coupables qu’il ne connaissait point encore ne vécussent pas en sûreté et que le prince Théomède ne demeurât pas exposé à leur fureur.


Cette lettre fut rendue au roi avec autant de fidélité que de secret et fut vue de lui et du prince Théomède sans que Sestianès en sût rien. Elle les embarrassa beaucoup et, devant que de faire arrêter ce perfide, ils examinèrent toute la vie de DémocrateLa Prudence aura donc permis à Démocrate de retrouver son honneur a posteriori. Mais, dans son ensemble, l’histoire aboutit à un échec. Le narrateur conclut d’ailleurs à la fin du tome I des Nouvelles Nouvelles : « les regrets qui viennent trop tard ne servent jamais de rien » (p. 318). pour voir s’il n’avait jamais fait aucune action indigne d’un honnête homme et qui pût empêcher que l’on lui ajoutât foi. Ils rappelèrent aussi pour le même sujet toutes les actions d’Anaxandre et tout ce qu’ils avaient connu de lui pendant le 283283 temps qu’il avait demeuré en cette cour. Mais ils ne trouvèrent rien, ni en l’un ni en l’autre, qui ne prouvât leur vertu et leur générosité et qui ne les persuadât de donner une entière créance à leurs paroles. Ils repassèrent aussi dans leur imagination tout ce qu’ils savaient de Sestianès. Mais il reconnurent qu’en beaucoup de rencontres il avait donné lieu de douter de sa vertu et ils crurent que, puisque Démocrate n’avait jamais donné aucune occasion de faire douter de la sienne avec justice et qu’il l’accusait dans un état où l’on a coutume de dire la vérité plus qu’en aucun autre, ils devaient croire qu’il était coupable.

Toutes ces choses, jointes à ce qu’ils commencèrent à se persuader que Sestianès les aveuglait peut-être par un 284284 faux semblant de vertu et que sa générosité n’était qu’un artifice pour les éblouir et pour détourner le coup qui le menaçait, furent cause qu’ils se résolurent de le faire mettre en prison, ce qu’ils firent aussitôt exécuter.

Quoiqu’il fût extrêmement surpris de se voir prisonnier, il eut néanmoins l’adresse de cacher son trouble et, bien que la crainte se fût emparée de son âme, la tranquillité ne laissa pas que de paraître sur son visage. Et, comme il s’aperçut que l’on n’avait point de preuves contre lui et que l’on ne l’avait arrêté que pour voir s’il ne se trahirait point lui-même, il se défendit si bien qu’il trompa tous ceux qui avaient cette pensée. On lui demanda pourquoi, sur le bruit qui avait couru que Démocrate 285285 savait toute la conspiration, il lui était venu dire que l’on le soupçonnait injustement, sans que l’on songeât toutefois à lui, et qu’il avait appris qu’on le voulait accuser. On ajouta que s’il n’avait été coupable, il ne serait pas venu faire un semblable discours et que, soit que l’on l’eût soupçonné et que l’on eût effectivement dit qu’il était criminel, ou qu’il feignît de l’avoir appris, on ne laissait pas que d’avoir également lieu de douter de son innocence, puisque, s’il était vrai que l’on fût venu dire à Démocrate qu’il était coupable, il fallait que ce bruit eût déjà couru et que l’on eût quelques indices de son crime et que, si cela n’était pas, il y avait apparence qu’il ne l’était venu trouver que pour le sonder et pour tâ286286cher de savoir adroitement de lui s’il était vrai, comme l’on disait, qu’il sût toute la conspiration, pour régler là-dessus ce qu’il avait à faire.

Sestianès répondit que tout cela n’était pas véritable et que, s’il eût été trouver Démocrate pour lui tenir un semblable discours, il n’aurait pas osé agir contre lui comme il avait fait, de crainte qu’il ne le redît, et que, puisqu’il n’en avait point parlé pendant tout le temps qu’il avait vécu, depuis que l’on supposait qu’il lui eût dit des choses qui vraisemblablement le devaient perdre, et qu’il n’en avait pas même parlé en mourant, il était aisé de voir que c’était une fausseté que l’on lui imputait. Il ajouta que l’on ne devait pas s’étonner si Anaxandre cherchait à le perdre pour avoir 287287 remis entre les mains du roi la lettre que Démocrate lui écrivait, qu’il avait fait des choses beaucoup plus considérables pour mettre la réputation de son ami à couvert et que, puisqu’il s’était rendu coupable pour l’amour de lui, encore bien qu’il fût innocent, il pouvait bien mentir pour se venger d’une personne qui avait agi contre lui, qui n’avait pu souffrir son crime sans horreur et qui n’avait pu s’empêcher d’en montrer les preuves qu’il en croyait avoir.


Jamais l’on ne vit de personnes plus embarrassées que furent le roi et le prince Théomède, après avoir appris la réponse de Sestianès. Ils se persuadaient bien qu’il pouvait être soupçonné, mais ils ne voyaient pas qu’il pût être convaincu. Et, comme tou288288tes les apparences ne servent de rien sans preuves et que c’est être injuste que de condamner une personne sur un simple soupçon, ils ne savaient par où sortir de l’embarras où les jetait la fermeté de Sestianès.

- Quoi ! disait le prince Théomède, faut-il que je confonde les innocents avec les coupables, que je croie que les plus généreux du monde sont les plus lâches et les plus perfides, et que les plus perfides et les plus lâches soient les plus généreux? Faut-il que je croie qu’Anaxandre soit un imposteur? Faut-il que je croie que Sestianès soit un méchant et un perfide, et qu’il ait conclu ma mort, lui qui, pour me servir, s’est déclaré contre son gendre? Et, faut-il enfin que, par une cruelle nécessité, je fasse injure à la mémoire de Démocrate 289289 et que je doute de son innocence sans que, tant qu’il a vécu, l’on lui ait vu faire aucune action indigne d’un homme d’honneur? Mais quoi! reprenait-il aussitôt, faut-il que je sois toujours dans la crainte? Faut-il que je sois toujours exposé au danger et que j’attende que celui que je n’ose faire périr me vienne percer le sein ? Oui, je dois toujours être exposé au danger et ne point craindre la fureur de ceux qui en veulent à ma vie. La crainte est indigne d’un prince et plus encore d’un homme généreux : les princes ne doivent point employer trop de soin pour se mettre à couvert du péril qui les menace ; leur courage et leur vertu les doivent garder et répondre de ce qu’il leur arrive, et ce qui passe pour prévoyance chez les autres doit 290290 passer chez eux pour bassesse et pour timidité.


Le prince Théomède, après s’être quelque temps abandonné à son inquiétude, commençait à écouter les sentiments que la générosité a coutume d’inspirer aux personnes de son sang et allait demander au roi la liberté du plus criminel de tous les hommes, lorsque l’on vint dire qu’un des cinq cents prisonniers, des dix mille qui avaient été pris de la dernière conspiration qui avait été faite contre toute la maison royale, accusait Sestianès du crime dont Démocrate l’avait accusé en mourant. Ce criminel intrépide, qui ne savait pas qui c’était, dit, lorsqu’il eut su cette nouvelle, que cet homme était un fourbe, qui l’accusait injustement et qu’il 291291 lui ferait avouer le contraire de ce qu’il avait dit. On lui confronta Cléobis (c’est ainsi que s’appelait ce prisonnier), mais il fut bien surpris de voir que c’était un de ceux qui avaient conspiré avec lui, et que c’était le même dont vous avez appris qu’il était en peine depuis quelque temps, parce qu’il ne savait ce qu’il était devenu, et même que c’était celui de tous les conjurés dont il s’était toujours le plus défié.

Il s’en fallut peu que cette vue ne fît paraître beaucoup de changement sur son visage et que son émotion ne fît découvrir ce qu’il avait toujours caché avec un succès si favorable. Son audace toutefois ayant promptement banni la crainte qui commençait à s’emparer de son cœur, il regar292292da Cléobis d’un air plein de fierté et de mépris tout ensemble et dit avec un souris dédaigneux  :

– Quoique dans l’état où je suis présentement je doive tout appréhender de mes ennemis et que je doive craindre que l’imposture, que l’on peut justement appeler le bourreau des innocents, n’emploie toutes ses plus cruelles et plus artificieuses malices pour me faire périr, il suffit, pour dissiper ma crainte, que l’on me présente Cléobis et que ce soit un homme comme lui qui m’accuse. Je ne crois pas que le roi et le prince Théomède lui veulent ajouter foi. Chacun peut bien juger que, si j’avais conspiré, je n’aurais pas découvert mon secret à un homme dont j’aurais dû me défier. L’on voit bien qu’il ne m’accuse qu’afin de pro293293longer sa vie et de tâcher même, par cet artifice, que le prince Théomède, croyant lui être beaucoup obligé, demande au roi sa grâce. L’on m’a même assuré qu’il y avait de mes ennemis et des parents de Démocrate qui lui avaient promis de lui faire pardonner son crime, pourvu qu’il dît ce qu’il a osé avancer contre moi, et ce qu’il n’oserait et ne peut soutenir. Mais quand tout cela ne serait pas véritable, poursuivit-il, l’on sait bien qu’il a été autrefois mon plus grand ennemi et qu’il a été contraint de rechercher mon amitié. Toutes ces choses font voir que l’occasion fait peut-être réveiller dans son cœur la haine qu’il a autrefois eue pour moi, qu’il ne m’accuse, ou que pour voir s’il ne pourrait point par là 294294 obtenir sa grâce, ou que pour avoir le plaisir de me voir périr avec lui, et que l’on ne doit point croire ce que dit une personne que tant de différentes raisons poussent à accuser un innocent.


Si, devant que Cléobis eût accusé Sestianès, l’embarras du roi et du prince Théomède était grand, les discours de ce fourbe ingénieux l’avaient encore augmenté et il avait toujours eu tant de bonheur qu’il s’était servi des choses qui le devaient faire périr pour embarrasser les autres et pour les jeter dans un trouble beaucoup plus grand que celui dont son âme était agitée. Mais enfin le bonheur se lassa d’accompagner un perfide et le Ciel, qui ne voulait pas le laisser impuni, fit enfin connaître une vérité qui s’était tenue cachée de295295puis si longtemps, qui avait embarrassé tant de monde et que, jusque là, l’on n’avait pu développer, quelques moyens dont on se fût servi et quelque chose que l’on eût fait pour en venir plus tôt à bout.

Ce méchant eut toutefois l’avantage de ne s’être point trahi lui-même et de s’être toujours défendu avec beaucoup d’esprit, tant qu’il avait eu lieu de le faire. Il ne fit point rougir la Fortune des services qu’elle lui avait rendus et il fit voir que son audace, sa constance et son esprit égalaient ses crimes, et peut-être qu’il se serait encore défendu longtemps, si quelques-uns des conjurés que Cléobis avait nommés n’eussent pris la fuite et si les autres n’eussent été faits prisonniers, n’eussent découvert toutes les particulari296296tés de la conspiration, n’eussent soutenu à Sestianès qu’il était coupable et ne lui eussent, par des preuves convaincantes, et dont il était impossible de douter, ôté tous les moyens de se défendre davantage.

On demanda à Cléobis, pour être pleinement éclairci de toutes choses, pourquoi celui qui avait dit à Poligesne qu’il lui voulait tout découvrir, et qui était mort sans le voir, avait dit qu’il croyait que Démocrate fût de la conjuration. Cléobis répondit qu’ils avaient tous cru qu’il en était et qu’étant prêt d’épouser la fille de Sestianès, ils s’étaient persuadés qu’il lui avait communiqué son dessein, mais que le temps leur avait fait voir le contraire.


Le perfide Sestianès, se voyant 297297convaincu, n’en parut pas plus alarmé. Il ne fit point d’actions qui démentissent la constance qu’il avait toujours montrée. Il avoua tout sans changer de visage et parla avec autant d’assurance que si ses juges eussent été criminels et qu’il eût été leur juge.

- Oui, leur dit-il, puisque je ne puis plus trouver de moyens pour me défendre, j’ai conspiré contre le prince Théomède et les mauvais offices qu’il m’a rendus à la cour, joints au déplaisir que je reçus naguère de ce qu’il fit avoir à une de ses créatures une charge que le roi avait résolu de me donner et qu’il m’avait même promise, m’ont fait concevoir le dessein de lui arracher la vie et j’avais choisi pour cet effet des personnes qui ne lui voulaient pas plus de bien que 298298 moi et qui avaient autant de sujet de s’en plaindre. Et, si l’on examine bien tous les conjurés, ajouta-t-il, l’on trouvera que la plupart sont des personnes qui demeurent autour de ses terres et qu’il a, par son injuste tyrannie, obligés d’avoir pour lui une haine invincible et de rechercher tous les moyens imaginables de le faire périr.

Vous pouvez juger, après cet aveu, que Démocrate était innocent et que je ne l’ai voulu perdre que de crainte qu’il ne m’accusât, dans la pensée que j’avais que quelqu’un des conjurés lui avait tout découvert et que ce n’était que pour cela qu’il était soupçonné du crime dont j’étais l’auteur. Si Démocrate, disais-je en moi-même, sait tout, il n’y a que l’amour qu’il a pour 299299 ma fille qui l’empêche de parler et de déclarer mon crime. Mais, comme beaucoup de choses lui peuvent faire étouffer cet amour, qu’il peut se repentir de son silence et qu’il peut enfin écouter un jour son devoir lorsqu’il lui conseillera de me découvrir, je dois lui faire éprouver le même sort qu’au prince Théomède et ne plus songer qu’à ce que je dois faire pour lui ôter la vie.

J’étais dans cette résolution lorsque le hasard me présenta, pour venir à bout de mon dessein, des moyens plus doux et moins périlleux que ceux que je m’étais proposés et me donna lieu d’exécuter une partie de ce que j’avais projeté et de détourner, sans répandre de sang, le coup qui semblait me menacer. La lettre que Démocrate écrivait à 300300 Anaxandre tomba entre mes mains et je crus que je la devais mettre entre celles du roi et que ce mauvais office que j’aurais rendu à ce malheureux innocent empêcherait qu’on ajoutât foi à tout ce qu’il dirait contre moi. Vous en avez su le succès, mais vous ignorez encore que la crainte d’être découvert étant rentrée dans mon âme et que le désir que l’ambition avait allumé dans mon cœur de voir ma fille mariée à Arcas qui est, comme vous savez, par son bien et par sa naissance, beaucoup plus considérable que n’était Démocrate, m’obligea à rechercher de nouveau les moyens de perdre ce dernier.

La fortune, qui continuait à me favoriser, m’en offrit encore de moins hasardeux que les premiers. Je connus qu’Arcas 301301 était cruellement persécuté de sa jalousie et qu’il ne pouvait souffrir que ma fille conservât quelque tendresse pour Démocrate. Je me servis de cette occasion pour venir à bout du dessein que j’avais et je lui dis qu’il ne devait pas souffrir qu’un rival partageât un cœur qui devait être tout à lui. Comme il faut peu de chose pour exciter un jaloux, qui ne peut douter que son rival ne soit favorisé, et que la jalousie d’Arcas lui avait déjà conseillé ce que je disais, il se battit contre Démocrate et ce combat eut pour lui le honteux succès que vous avez su. Après ce duel si funeste à sa gloire, il me vint raconter son malheur et le sensible déplaisir que la fortune lui avait fait recevoir. Et, comme je connus qu’il était dans un état capa302302ble de lui faire tout entreprendre, je lui fis voir tant de honte à souffrir que son rival vécût plus longtemps et avoir un objet qui lui représenterait sans cesse l’affront que son honneur avait reçu, que je le persuadai de ne le pas laisser vivre davantage. Il écouta mes conseils avec dessein de les suivre et fit peu de temps après assassiner Démocrate, par trois personnes qu’il avait gagnées pour cet effet, ou plutôt par trois de ces assassins à gages qui sont tous les jours employés à de semblables meurtres.

Après ce que je vous viens de dire, continua-t-il, vous ne me devez rien demander davantage et je vous ai dit plus que vous ne vouliez savoir, en vous apprenant que je suis l’auteur de la mort de Démocrate puisque, sans mes con303303seils, Arcas ne l’aurait peut-être jamais fait assassiner. Voilà, poursuivit-il, un fidèle récit de tous mes crimes, et toute la grâce que je vous demande, si vous en pouvez accorder à un aussi grand criminel que moi, c’est d’avancer le temps de mon supplice, de crainte que je ne me repente de les avoir commis et que l’accablante rigueur d’une longue et cruelle prison n’abatte ma constance ainsi qu’elle ferait mon visage et qu’elle ne fît croire à ceux qui me verront mourir que j’aurais appréhendé les supplices et que la mort m’aurait fait peur. Je sais bien, continua-t-il, que je ne puis espérer de pardon et, comme je ne voudrais pas vivre après avoir été reconnu criminel, j’avoue tous mes crimes et même ceux dont je n’étais pas 304304 accusé, afin que l’horreur que vous devez avoir de laisser vivre un si grand criminel vous oblige à donner promptement l’arrêt de mon trépas.


Quoique l’on soupçonnât depuis longtemps Sestianès et qu’avant son aveu l’on ne doutât presque plus de son crime, son discours ne laissa pas que de surprendre beaucoup ses juges et de leur apprendre l’auteur du trépas de notre héros. Ils le firent renfermer et firent savoir au roi et au prince Théomède tout ce qui s’était passé et tout ce que Sestianès avait dit. Leur étonnement ne les empêcha pas de donner quelques soupirs à la mort de Démocrate, dont l’innocence leur était par là connue et, s’étant ressouvenus de la générosité d’Anaxandre, que le 305305 trouble et l’embarras où ils avaient été leur avaient jusque là empêché de bien connaître. Le prince Théomède s’écria qu’il n’avait jamais vu d’homme si généreux, ni de si fidèle ami, et qu’il avait eu raison de se glorifier de son crime dans la première lettre qu’il leur avait envoyée, qu’il en connaissait le sens mystérieux et qu’il avait eu raison de leur mander que « tout criminel qu’il se déclarait, qu’il espérait que la postérité ne reprocherait rien à sa gloire », puisque son crime était si beau et si généreux que l’on en devait parler longtemps et que la postérité n’en devait faire conserver la mémoire que pour le faire admirer à tous ceux qui l’apprendraient.

Le roi, ayant appris par le récit que l’on lui avait fait de tout 306306 ce que Sestianès avait dit et de tous les crimes dont il s’était accusé, qu’Arcas avait fait assassiner Démocrate, donna aussitôt les ordres nécessaires pour le faire arrêter. Mais, comme il était d’une naissance très illustre et qu’il avait beaucoup de parents et d’amis qui tenaient un rang fort considérable à la cour, il apprit tout ce qui s’était passé et avait, par une prompte fuite, évité la prison qui lui était préparée. Et l’on sut, quelque temps après, qu’il était passé en France.


Pour Sestianès, il eut ce qu’il souhaitait et fut, peu de temps après, condamné à perdre la vie. Le prince Théomède aurait toutefois fait tout ce qu’il aurait pu pour empêcher que l’on ne donnât cet arrêt contre sa vie, s’il n’eût été coupable qu’envers 307307 lui. Mais l’on trouva tant de perfidie dans ses crimes, et qu’ils partaient d’un esprit si méchant et si noir, que l’on jugea qu’il était tout à fait indigne d’obtenir aucune grâce et que l’on ne devait pas laisser vivre un si perfide et dangereux homme, qui savait se déguiser avec tant d’adresse et qui était capable de mettre à chef toutes les entreprises qu’il ferait, qui ne pouvaient être que cruelles et qui ne pouvaient avoir que de très pernicieuses suites.

Cet ingénieux et intrépide criminel satisfit, aux dépens de sa vie, à l’arrêt qui avait été prononcé contre lui et mourut comme ont de coutume tous ceux de ce pays, c’est-à-dire avec une constance digne d’être admirée. Aussi le fut-elle de quanti308308té de personnes, qui parlèrent avantageusement de sa criminelle et ingénieuse conduite et dirent qu’il avait un esprit capable des plus épineuses et des plus hautes entreprisesCette description de Sestianès l’assimile à un équivalent malfaisant du héros des « Succès de l’indiscrétion »..


Ce qui fut de plus remarquable dans cette histoire est que Démocrate avait, sans y penser, lui-même travaillé à venger sa mort avant que de mourir, et que le Ciel avait permis que Cléobis se trouvât entre les cinq cents prisonniers que ce héros généreux avait aidé à prendre en servant son roi, sans savoir qu’il y avait parmi eux une personne qui devait lever le doute que l’on avait eu de son innocence, qui devait découvrir les vrais coupables, qui devait, en rétablissant sa gloire, empêcher que la postérité ne rendît sa mé309309moire odieuse, et qui devait enfin faire venger son trépas par le sang du plus perfide de tous les hommes.


Je crois qu’il n’est pas nécessaire de raconter ce que dit et ce que fit Sestiane entre la condamnation de son père et sa mort, et même dans le moment qu’elle apprit son trépas, car on sait assez que la force de la douleur fait que l’on ne la ressent pas d’abord, que la surprise qu’elle cause empêche de parler et que l’extrême faiblesse où elle jette ôte le sentiment. La violence de la douleur de Sestiane produisit tous ses effets et elle ne put ressentir et reconnaître tout ensemble les malheurs qui lui étaient arrivés qu’après que le trouble et le saisissement que lui avaient causés de si funestes et sensibles 310310 nouvelles se fut un peu dissipé. Mais quand elle fut un peu revenue à elle et qu’elle fut en état de ressentir les cruelles atteintes de sa douleur et de l’envisager tout entière :

Ô CielIci commence la déploration finale de Sestiane, résumant de façon pathétique les malheurs auxquels Démocrate a été confronté. Sa forme l’apparente à une tirade de tragédie et son contenu présente certaines similitudes avec celui de nombreuses élégies contemporaines. ! dit-elle en elle-même, est-il possible que vous ayez résolu que je souffrirais tant de peines ? Est-il possible que vous le permettiez, et peut-on croire qu’une fille ait été destinée pour épuiser seule toute la rage du plus barbare et du plus impitoyable sort ? Ah, que Démocrate m’avait bien dit, lorsque je lui parlais du crime dont il était injustement accusé, que le coupable me coûterait des larmes ! Le coupable et l’innocent m’en coûtent à la fois : je n’ai reconnu le crime de l’un que lorsqu’il a été impossible de l’empêcher de périr, et je n’ai 311311 appris l’innocence de l’autre qu’après son trépas. Je n’en demandais pas tant, je ne voulais point savoir le crime de mon père et je voulais savoir l’innocence de Démocrate, mais je la voulais savoir pour la récompenser et non pas pour verser des larmes.

Ah ! perte trop sensible d’un cher et fidèle amant, en quel triste état me réduisez-vous ! Ah ! Démocrate, que ta mort me coûtera de larmes ! Ah ! père trop aveuglé, qu’avez-vous fait ? Mais quoi ! poursuivit-elle aussitôt, sais-je bien ce que je fais ? Je plains plus l’amant que le père ! Oui, je le plains, il est vrai, et je le fais sans choquer ni la raison, ni le devoir, ni la vertu, et quoique je les doive plaindre tous deux, le sort a voulu que celui qui me doit être le 312312 plus cher fût le moins plaint.

Ah ! pourquoi, trop scrupuleux amant, ne m’as-tu pas découvert ton secret ? j’aurais connu ton innocence et je t’aurais épousé avant que mon père me l’eût défendu. Mais tu t’es imaginé que je n’ajouterais pas foi à tes discours ! Tu n’as rien voulu hasarder. Tu as voulu être prudent, mais ta prudence, qui t’avait toujours été funeste, ne t’a pas été plus favorable dans cette rencontre qu’elle avait été dans les précédentes ! Il est vrai qu’elle m’a épargné beaucoup de déplaisirs, qui ne m’auraient peut-être pas été si cruels et que j’aurais peut-être présentement oubliés, et que je reconnais ce service après ta mort !

Quoi ! reprit-elle aussitôt, dois-je nommer un service ce qui me fait 313313 pleurer présentement et ce qui a causé ton trépas et celui de mon père ? Oui, c’en était un en effet, mais le temps l’a rendu fatal, notre commun malheur l’a empoisonné, et la Prudence, qui promet et qui donne tant de bien aux autres, ne nous voulait causer que du mal. Et, après t’avoir fait perdre la faveur de ton prince, t’avoir empêché de me déclarer ton feu, lorsque tu pouvais empêcher mon hymen, avoir fait douter de ton innocence, t’avoir trahi en toutes choses et t’avoir rendu toutes tes actions fatales, elle te coûte encore la vie, puisque, si elle ne t’eût pas empêché de donner la mort à Arcas, ce rival inhumain ne t’aurait pas fait assassiner.

Je ne puis plus goûter la vie, ajouta-t-elle, après la perte d’un si fi314314dèle amant, et elle doit m’être odieuse, après celle d’un père mort sur un échafaud. C’est pourquoi l’honneur et l’amour m’obligent d’autant plus ardemment à désirer le trépas qu’il n’y a que lui seul qui puisse finir les cruels ennuis où, tant que je vivrai, mon âme doit être plongée.


La tristesse de cette belle et généreuse affligée ne diminua point et le temps, qui a coutume de calmer les plus cruels ennuis, ne put rien sur sa douleurDans la version anglaise de la nouvelle parue à Londres chez Bentley et Magnes (1679), le traducteur ajoute que Sestiane meurt de chagrin. .

Cinq ou six mois après toutes ces funestes et tragiques aventures, on eut avis qu’Anaxandre avait vengé la mort de son ami, et qu’ayant rencontré Arcas en France, où il s’était sauvé, il l’avait obligé à mettre l’épée à la main, et qu’après en avoir reçu une blessure assez légère, il 315315 était sorti vainqueur de ce combat et avait tué son ennemi.

— Voilà, dis-je, après avoir fini le récit de cette histoire aux trois aimables et spirituelles personnes qui m’écoutaient, les malheurs de la prudence que vous avez désiré que je vous racontasse. Et si, dans l’histoire que Théodate vous vient de dire, vous avez vu tout ce que peut le bonheur, dans celle que je vous viens de raconter vous avez vu tout ce que peut le malheur. « La Prudence funeste » vous fait voir que les indiscrets peuvent prospérer et « Les Succès de l’indiscrétion » vous font voir que la prudence peut être funesteL’inversion des titres est-elle volontaire ? Tous les exemplaires consultés donnent en tout cas la même leçon. .

Je me persuade, ajoutai-je, que vous vous étonnez de ce qu’en vous faisant le récit de l’histoire de Démocra316316te, je vous ai découvert jusqu’à ses moindres pensées et de ce que je vous ai si exactement raconté tous les entretiens qu’il eut avec Sestiane. Mais, si tout ce que je vous ai dit n’est pas véritableLa conclusion des deux nouvelles du tome I fournit l’occasion d’une allusion aux débats contemporains sur le roman et la nouvelle, dont il sera à nouveau question au tome II des Nouvelles Nouvelles à la suite des « Aventures du Prince Tyanès ». , ces amants ont du moins dû parler de la sorte, l’état où ils étaient le fait assez juger et, si j’eusse été à leur place, je n’aurais dit que ce qu’ils dirent. Payez-vous de cette raison, que je crois du moins aussi bonne que celle dont on a coutume de se servir dans les romans, en faisant que ceux dont on décrit la vie aient dit jusqu’à leurs moindres pensées à des confidents, ce qui est entièrement impossible. Et, comme ceux qui décrivent ces histoires se cachent sous ces personnages de confidents et qu’ils 317317 ne disent, au lieu de vérités, que ce qu’ils se persuadent que le malheur ou la bonne fortune a pu faire entreprendre, faire dire ou faire penser à leurs héros, trouvez bon que, sans suivre tout à fait cette méthode, je vous avoue que, bien que je vous aie plus dit des personnages de mon histoire qu’il n’est possible d’en savoir, je ne vous ai rien dit qu’ils n’aient vraisemblablement dû faire, dû dire et dû penserLa remarque s’inscrit dans le débat contemporain sur les mérites respectifs du roman et de la nouvelle (voir C. Esmein, L’Essor du roman, Paris, Champion, 2008). A cela s’ajoute le fait que les exigences du réalisme remettent en cause le principe du narrateur omniscient. La critique des moyens spécieux permettant de connaître les pensées et discussions secrètes des personnages (présence d’un confident…) est l’une des questions débattues à cette occasion..


Ces belles, qui connurent aussitôt à quel dessein je parlais ainsiEn décrivant la réaction de l’auditoire, cette remarque construit une connivence avec le lecteur mondain, conformément à un fonctionnement typique de la littérature galante (« Ne t’informe point trop curieusement, lecteur, de l’auteur de cette nouvelle. […] Tu le devineras aisément pour peu que tu sois du monde » Madeleine de Scudéry, Célinte, 1661). , sourirent de ce discours et s’entretinrent ensuite quelque temps de l’histoire que je leur venais de raconter. Elles plaignirent le malheur de Démocrate et ne se réjouirent point de l’indiscrétion de 318318 Tisandre. Mais, comme les regrets qui viennent trop tard ne servent jamais de rien, ils n’apportèrent aucune consolation à celui qui n’était plus en état d’en recevoir.


Comme cette belle compagnie se préparait à sortir, Théodate aperçut un livre sur une table et, comme il savait qu’Octavie avait toujours quelque chose de nouveau, il lui demanda quel livre c’était.

— C’est, lui répondit-elle, un livre qui n’est imprimé que depuis peu de jours et qui a pour titre Les Nouvellistes. La quantité de pièces différentes qui sont dedans et la nouveauté du sujet font que la lecture n’en est pas ennuyeuseLa diversité, la nouveauté et l’abondance sont deux arguments promotionnels récurrents dans la littérature mondaine.. Si vous voulez l’emporter pour le lire, vous verrez vous-même 319319 quel jugement on en doit faire.

Théodate accepta son offre et, dès qu’il fut de retour chez lui, il entra dans son cabinet et lut.


Fin de la première partie.